Dérogation espèces protégées : les suites données par les juridictions administratives à l’avis du Conseil d’Etat du 9 décembre 2022

Jan 1, 2023 | Environnement

Le Conseil d’Etat mais aussi plusieurs cours administratives d’appel ont rendu, en décembre 2022, plusieurs décisions qui intéressent le régime juridique de la dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. Ces décisions conernent la question des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt de la demande de de dérogation mais aussi des conditions de légalité de cette dérogation. Des questions qui ont fait l’objet de l’avis n°463563 rendu le 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat (cf. notre article). Analyse.
La réception par les juridictions administratives subordonnées de l’avis n°463563 rendu le 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat (cf. notre article) était très attendue. 
Pour mémoire par cet avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat, à la demande de la cour administrative d’appel de Douai, a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions :
  • d’une part, de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées.
  • d’autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.
I. Sur l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation

Aux termes de son avis rendu le 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur les conditions successives et cumulatives de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation.
  • S’agissant de la première condition relative à l’espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l’administration doivent vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ». Cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens », ni sur leur « état de conservation ».
  • S’agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d’atteinte à l’état de conservation de l’espèce protégée : l’administration doit prendre en compte l’existence du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».
  • Ces deux conditions sont cumulatives et successives.

Le point 5 de l’avis du Conseil d’Etat est ainsi rédigé :

« 5. Le pétitionnaire doit obtenir une dérogation « espèces protégées » si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé. A ce titre, les mesures d’évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte. Dans l’hypothèse où les mesures d’évitement et de réduction proposées présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé, il n’est pas nécessaire de solliciter une dérogation « espèces protégées ».

Plusieurs décisions de juridictions administratives subordonnées ont été rendues à la suite de l’avis du Conseil d’Etat. Décisions qui portent notamment sur cette question des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées et sur la régularisation du défaut de demande alors que celle-ci était exigible.

Plusieurs arrêts rendus par les cours administratives d’appel de Lyon et Bordeaux en décembre 2022 retiennent l’attention ainsi qu’une décision du Conseil d’Etat.

A. Sur l’absence d’obligation de dépôt d’une demande de « dérogation espèces protégées »


Par un arrêt n°20LY00753 rendu le 20 décembre 2022, la cour administrative d’appel de Lyon a jugé, par application des termes de l’avis rendu le 9 décembre 2022, jugé que le bénéficiaire de l’autorisation environnementale litigieuse n’était pas tenu de déposer une demande de dérogation.

Aux termes de cet arrêt, après mise en œuvre des prescriptions édictées dans l’arrêté d’autorisation d’exploiter (délivré au terme d’une procédure de régularisation), le projet « n’aura pas un impact suffisamment caractérisé » : 
« 42. Or, il résulte de ce qui a été dit concernant tant l’étude d’impact que l’avis rendu, le 30 avril 2021, par la mission régionale de l’autorité environnementale (MRAE) du Conseil général de l’environnement et du développement durable, qu’après mise en œuvre des prescriptions édictées dans l’arrêté de régularisation d’août 2021, consistant en la mise en place d’un dispositif anticollision, avec vérification de son efficacité et mesures de bridage en cas de mortalité d’un individu d’une espèce d’oiseau à fort niveau de sensibilité à l’éolien, ainsi qu’une étude comportementale et un suivi comportemental, l’ouvrage en cause n’aura pas un impact suffisamment caractérisé sur les différentes espèces de l’avifaune ou de chiroptères recensées localement et reconnues comme présentant une valeur patrimoniale, qu’il s’agisse des risques d’atteinte portée directement à l’intégrité de ces animaux, à leur habitat ou leur cycles biologiques de reproduction ou de repos, de nature à justifier une demande de dérogation. Les requérants ne sont, dès lors, pas fondés à soutenir que l’arrêté en litige méconnaîtrait les dispositions précitées pour avoir été délivré sans demande de dérogation.« 
On relèvera :
  • d’une part, que la cour administrative d’appel de Lyon ne fait pas référence ici aux mesures d’évitement et de réduction proposées par l’exploitant dans son étude d’impact mais aux prescriptions édictées dans l’arrêté d’autorisation
  • d’autre part, que la cour utilise l’expression « impact suffisamment caractérisé » et non celle de « risque suffisamment caractérisé » employée par le Conseil d’Etat dans son avis précité du 9 décembre 2022.

En conséquence de cette analyse, l’appel dirigé contre le jugement par lequel le tribunal administratif de Dijon a rejeté la demande d’annulation de l’autorisation environnementale d’un parc éolien est rejeté :

« 43. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Dijon a rejeté leur demande. Doivent être rejetées, par voie de conséquence, leurs conclusions tendant à ce qu’une somme soit mise à la charge de l’État et de la société X, qui ne sont pas les parties perdantes, au titre des frais liés au litige.« 

B. Sur le caractère permanent de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation
Par un arrêt n°21LY00407 rendu le 15 décembre 2022, la cour administrative d’appel de Lyon a jugé que, dans les circonstances de cette espèce, le porteur d’un projet de parc éolien n’était pas tenu de déposer une demande de dérogation. L’arrêt est surtout intéressant en ce qu’il rappelle le caractère permanent de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation.
En premier lieu, la cour administrative d’appel de Lyon a jugé dans cette affaire que le pétitionnaire n’était pas tenu de déposer une demande de dérogation espèces protégées, eu égard à l’absence de risque suffisamment caractérisé après mise en œuvre des mesures prévues par voie de prescriptions édictées par l’autorité administrative :
« 8. Il apparaît, en l’espèce, que l’autorisation initiale du 7 juin 2013, accordée au titre de l’article L. 512-1 du code de l’environnement et dont le caractère définitif n’est pas remis en cause, qui s’analyse aujourd’hui comme une autorisation environnementale, n’a jamais donné lieu à la délivrance d’une dérogation au titre de l’article L. 411-2 du même code. Dans le dossier initial de demande d’autorisation, des sensibilités fortes à modérées avaient été relevées pour certaines espèces d’oiseaux et de chauve-souris protégées présentes dans le secteur d’implantation du parc ou le fréquentant plus particulièrement à certaines périodes de l’année, pouvant varier selon les éoliennes concernées, avec mise en évidence de risques élevés de collision pour quelques-unes d’entre elles, notamment en périodes de migration. Après l’entrée en service du parc éolien en 2019, des prospections effectuées au pied des aérogénérateurs ont montré des cas de mortalité affectant spécialement les Milans royaux ainsi que des chiroptères tels que la Pipistrelle commune ou la Pipistrelle de Kuhl, pour lesquels les risques de collision ont été jugés forts ou importants. L’arrêté de prescriptions complémentaires du 18 août 2020, mentionné plus haut, a cependant donné lieu à la mise en place d’un dispositif de bridage dynamique ProBird pour assurer l’effarouchement sonore des oiseaux et dévier leur trajectoire de vol en dehors de la zone de survol des pales et, le cas échéant, d’une régulation des machines, avec arrêt en cas d’approche d’un rapace. S’agissant des chiroptères, l’arrêté ici en litige prévoit des mesures destinées à prévenir leur mortalité, telles que l’arrêt des aérogénérateurs aux périodes d’activité de ces animaux, avec un dispositif d’asservissement couvrant plus de 80 % de leurs populations, destiné à restreindre les impacts, et poursuite du suivi comportemental, notamment par des écoutes en hauteur afin d’adapter au plus juste les conditions de bridage. Il apparaît que les mesures finalement adoptées ou mises en œuvre par l’exploitant, dont l’effectivité n’est pas sérieusement contestée, doivent permettre de réduire notablement, bien que pas complètement, le danger de collision et de destruction d’oiseaux ou de mammifères protégés présents dans le secteur d’implantation du site, surtout aux périodes de l’année les plus sensibles pour eux (migration/reproduction). Le risque que le projet comporte pour ces animaux protégés ne pouvant désormais plus être regardé comme suffisamment caractérisé, aucune violation du régime de protection imposé par les articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l’environnement, appréciée à la date du présent arrêt, ne saurait ainsi être retenue. » (nous soulignons).
Cet arrêt est donc intéressant en ce qu’il élargit la notion de « mesures d’évitement et de réduction du risque ». Il peut s’agir, soit des mesures proposées par le pétitionnaire, soit des mesures retenues par l’administration compétente pour définir les prescriptions de fonctionnement de l’installation en cause. Toutefois, ainsi que le précise cet arrêt, si le juge peut tenir compte de ces prescriptions pour vérifier qu’elles réduisent le risque d’atteinte aux espèces protégées en deçà du niveau du « risque suffisamment caractérisé », ces prescriptions ne peut suppléer l’absence de dérogation :

« Lorsqu’une dérogation à l’interdiction posée par l’article L. 411-1 ci-dessus est nécessaire, des prescriptions complémentaires imposées en vue d’assurer la préservation d’animaux d’espèces protégées ne sauraient en principe suppléer l’absence d’une telle dérogation.« 
En deuxième lieu, l’administration n’est pas tenue d’étudier la nécessité d’une dérogation espèces protégées au seul moment de l’instruction d’une demande d’autorisation environnementale. Lorsque cette dernière (ou toute autre autorisation considérée comme telle) est devenue définitive, c’est à tout moment que l’administration peut mettre en demeure l’exploitant de déposer une demande de dérogation lorsque les conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt de cette demande sont réunies : 
« 6. Il en résulte que la destruction ou la perturbation d’animaux appartenant à des espèces protégées, ainsi que la destruction ou la dégradation de leurs habitats, sont interdites. Une activité fonctionnant sous couvert d’un acte aujourd’hui définitif, qu’il s’agisse de l’autorisation environnementale créée par l’ordonnance du 26 janvier 2017 ou d’une autorisation considérée comme telle en application de cette même ordonnance, qui est à l’origine de telles atteintes et pour lesquelles aucune dérogation n’a jamais été accordée en application du 4° du I de l’article L. 411-2 précité, ne peut normalement se poursuivre sans la délivrance de cette dérogation. Celle-ci est subordonnée à la réunion de trois conditions distinctes et cumulatives tenant, d’abord, à l’absence de solution alternative satisfaisante, ensuite, à la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et, enfin, à la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur. Dans une telle situation, l’autorité administrative doit, si besoin, exercer les pouvoirs qu’elle tient de l’article L. 171-1 du code de l’environnement en mettant l’exploitant en demeure de présenter, à titre de régularisation, une demande de dérogation dans un délai qu’elle détermine et, le cas échéant, en édictant des mesures conservatoires pouvant aller jusqu’à la suspension de l’activité en cause dans l’attente de statuer sur une demande de régularisation.(…) » (nous soulignons). 
On notera que l’administration peut assortir sa mise en demeure de déposer une demande de dérogation à titre de régularisation, de mesures conservatoires pouvant aller jusqu’à la suspension de l’activité.

C. Sur la régularisation du motif d’illégalité de l’autorisation environnementale d’une carrière de de matériaux alluvionnaires en tant qu’elle ne comporte pas la dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées

Par arrêt du 22 décembre 2022, la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé l’autorisation environnementale délivrée pour l’exploitation d’une carrière au motif que celle-ci ne comporte pas d’autorisation de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées :

« 24. Il résulte en l’espèce de l’instruction et notamment de l’étude d’impact que, d’une part, un risque de destruction d’espèces à enjeu par les engins de chantiers concerne notamment les espèces à mobilité lente telles que le lézard des murailles ou les amphibiens et les oiseaux nicheurs, dont les nids peuvent être détruits, et que, d’autre part, le changement d’occupation du sol sera néfaste pour certaines espèces notamment pour le crapaud accoucheur, la grenouille agile, la grenouille rieuse et la grenouille verte qui ont été observées au niveau des plans d’eau résultant des extractions. Si l’étude d’impact prévoit que les travaux de décapage, d’aménagement et de remblaiement seront réalisés en période automnale ou hivernale (septembre-mars) pour limiter le dérangement de la faune présente et reproductrice sur le site et notamment sur les espèces à enjeu identifiées sur les terrains du projet, cette seule mesure ne permet pas de diminuer le risque pour les espèces, et notamment pendant la période d’hibernation des reptiles, au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé. Dans ces conditions, le projet doit être regardé comme étant susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales protégées et de leurs habitats. Par suite, le pétitionnaire était tenu de présenter, pour la réalisation de son projet (…), un dossier de demande de dérogation aux interdictions de destruction d’espèces protégées prévues à l’article L. 411-1 du code de l’environnement. » (cf. CAA Bordeaux, 22 décembre 2022, n°20BX03058).

La cour administrative d’appel de Bordeaux a procédé à un raisonnement en deux temps, 
  • dans un premier temps, la cour a vérifié l’existence d’un « risque suffisamment caractérisé » d’atteinte à la conservation des espèces protégées sur le fondement de l’étude d’impact. 
  • dans un deuxième temps, la cour a vérifié si le motif d’illégalité de
    l’autorisation environnementale tenant à l’absence de dérogation espèces
    protégées malgré l’existence d’un risque suffisamment caractérisé
    d’atteinte à la conservation des espèces protégées présentes sur le site
    peut être régularisé sur le fondement des dispositions de l’article
    L.181-18 du code de l’environnement
    .

S’agissant du premier temps de l’analyse consacré à la qualification du risque d’atteinte aux espèces protégées, la cour administrative d’appel de Bordeaux a procédé, de nouveau, en plusieurs étapes  :

  • La première étape de l’analyse du risque est consacrée au rappel des dispositions de principe de l’avis rendu le 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat. 
  • Deuxième étape : la cour a identifié, sur le fondement de l’étude d’impact, l’existence d’un risque pour la conservation des espèces protégées sans toutefois le qualifier de « suffisamment caractérisé » ou non : « Il résulte en l’espèce de l’instruction et notamment de l’étude d’impact que, d’une part, un risque de destruction d’espèces à enjeu par les engins de chantiers concerne notamment les espèces à mobilité lente telles que le lézard des murailles ou les amphibiens et les oiseaux nicheurs, dont les nids peuvent être détruits, et que, d’autre part, le changement d’occupation du sol sera néfaste pour certaines espèces notamment pour le crapaud accoucheur, la grenouille agile, la grenouille rieuse et la grenouille verte qui ont été observées au niveau des plans d’eau résultant des extractions (…) »
  • Troisième étape : la cour a analysé la mesure de réduction du risque d’atteinte aux espèces protégées proposée par le pétitionnaire pour vérifier si celle-ci permet de réduire ce risque « au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé« . Il s’agit ici d’une mesure tendant à la réalisation des travaux de chantier à certaines périodes de l’année : « Si l’étude d’impact prévoit que les travaux de décapage, d’aménagement et de remblaiement seront réalisés en période automnale ou hivernale (septembre-mars) pour limiter le dérangement de la faune présente et reproductrice sur le site et notamment sur les espèces à enjeu identifiées sur les terrains du projet, cette seule mesure ne permet pas de diminuer le risque pour les espèces, et notamment pendant la période d’hibernation des reptiles, au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé.« 
  • Quatrième étape, la cour est parvenue à la conclusion selon laquelle le pétitionnaire était tenu de déposer une demande de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées : « Dans ces conditions, le projet doit être regardé comme étant susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales protégées et de leurs habitats. Par suite, le pétitionnaire était tenu de présenter, pour la réalisation de son projet (…), un dossier de demande de dérogation aux interdictions de destruction d’espèces protégées prévues à l’article L. 411-1 du code de l’environnement.« 
Deuxième temps du raisonnement : le motif d’illégalité de l’autorisation environnementale tenant à l’absence de dérogation espèces protégées malgré l’existence d’un risque suffisamment caractérisé d’atteinte à la conservation des espèces protégées présentes sur le site peut-il être régularisé sur le fondement des dispositions de l’article L.181-18 du code de l’environnement ?

La réponse est positive :

« 26. En application de ces dispositions et compte tenu de ce qui a été dit au point 24, l’autorisation en litige doit être annulée en tant qu’elle ne comporte pas la dérogation requise en vertu des articles L. 411-1 et L. 411-2 du code de l’environnement, laquelle est divisible du reste de l’autorisation. Il y a lieu par ailleurs, compte tenu des risques que le projet est susceptible d’entraîner pour les espèces à mobilité lente, les oiseaux nicheurs, le crapaud accoucheur, la grenouille agile, la grenouille rieuse et la grenouille verte, de suspendre l’autorisation en litige jusqu’à la délivrance éventuelle d’une dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées.« 

Cet arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux confirme que la dérogation est, en principe, divisible du reste de l’autorisation environnementale qui n’est donc que partiellement annulée « en tant que ». On notera également que la cour prend soin de préciser l’objet exact de la régularisation à réaliser : celle-ci intéresse une liste d’espèces protégées limitativement énumérées. 

D. Sur le refus de régularisation du motif d’illégalité de l’autorisation environnementale tenant à l’absence de dérogation espèces protégées

Ce motif d’illégalité est toujours, au regard de la jurisprudence administrative existante, susceptible de faire l’objet d’une régularisation sur le fondement des dispositions de l’article L.181-18 du code de l’environnement. Toutefois, par une décision n°456293 du 27 décembre 2022, le Conseil d’État a identifié une exception : cette irrégularité ne peut être régularisée lorsque, en raison de la gravité du risque d’atteinte à la conservation des espèces protégées, une dérogation peut pas être délivrée. Ce qui rend en conséquence impossible la délivrance de l’autorisation environnementale, en entier.

Dans cette affaire qui avait trait à la légalité de l’autorisation environnementale d’exploiter un parc éolien, le Conseil d’Etat a tout d’abord relevé que la cour administrative d’appel de Nantes dont l’arrêt était frappé d’un pourvoi, avait, à bon droit jugé que l’autorisation environnementale litigieuse était affectée d’un motif d’illégalité pour défaut de demande de dérogation : 
« 5. Il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué qu’après avoir estimé que le risque de destruction intentionnelle, par les éoliennes du projet, de spécimens appartenant à l’espèce animale protégée de la cigogne noire était avéré, la cour administrative d’appel s’est fondée aussi bien sur les propres données fournies par le fabriquant du système de détection, dont la mise en place est prévue par l’arrêté litigieux au titre des mesures d’évitement et de réduction des impacts du projet sur l’avifaune, que sur une étude indépendante portant sur ce dispositif, versée au dossier par les associations requérantes, dont il résulte que ce système ne permet pas de détecter 100 % des oiseaux autour de la turbine des éoliennes et donc d’éviter une collision par arrêt de la turbine en temps utile. Après avoir relevé que l’espèce nicheuse de la cigogne noire court un risque majeur d’extinction en France en raison de ses très faibles effectifs, la cour administrative d’appel a pu ainsi estimer, sans entacher son arrêt d’erreur de qualification juridique, que l’atteinte que le parc projeté fera peser sur la conservation de cette espèce à proximité immédiate du site d’implantation des éoliennes constitue un grave danger ou inconvénient pour l’environnement, qui ne pourra pas être prévenu par les mesures spécifiées dans l’arrêté attaqué ou par d’éventuelles autres prescriptions complémentaires et, par conséquent, que la société pétitionnaire aurait dû solliciter une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces animales non domestiques et de leurs habitats, prévue à l’article L. 411-2 du code de l’environnement. »

Il convient de souligner que le risque « de destruction intentionnelle » était, ici, non seulement « avéré » mais portant sur une espèce qui court un « risque majeur d’extinction en France : « l’espèce nicheuse de la cigogne noire court un risque majeur d’extinction en France en raison de ses très faibles effectifs« .

En présence d’un tel risque pour une espèce déjà si menacée, la dérogation ne peut plus être délivrée ni même demandée. Et l’autorisation environnementale qui suppose pourtant la délivrance d’une telle dérogation ne peut plus non plus être accordée. Aussi, la cour administrative d’appel de Nantes avait, selon le Conseil d’Etat et à bon droit, directement annulé l’autorisation environnementale litigieuse :
« 6. Il ressort néanmoins des motifs de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel a annulé l’autorisation délivrée par le préfet en raison de l’atteinte que le parc projeté est susceptible de porter à l’espèce protégée menacée d’extinction de la cigogne noire, et non parce que cet arrêté ne comportait pas la dérogation prévue par l’article L. 411-2 du code de l’environnement. La ministre de la transition écologique n’est, dès lors, pas fondée à soutenir que la cour aurait commis une erreur de droit en annulant l’autorisation environnementale attaquée dans son ensemble au seul motif que celle-ci ne comporte pas cette dérogation.« 
Et la régularisation de cette autorisation environnementale ne peut pas être recherchée : 

« 8. Alors que l’autre vice affectant l’autorisation environnementale délivrée par l’arrêté du 6 janvier 2020 qu’a relevé la cour administrative d’appel, portant sur l’insuffisance du montant des garanties financières pour le démantèlement et la remise en état du site, était susceptible d’être régularisé par une autorisation modificative, la cour a pu, sans entacher son arrêt d’erreur de droit, juger que le vice tiré de l’atteinte que le parc en projet ferait peser sur la conservation de la population de cigognes noires nicheuses à proximité immédiate du site d’implantation des éoliennes était, pour sa part, insusceptible d’être régularisé, dès lors qu’il était lié à l’emplacement choisi par la société pétitionnaire.« 

Cette décision du Conseil d’Etat, qui doit être lue en complément de l’avis rendu le 9 décembre 2022, est donc importante à un double titre : 
  • d’une part, elle permet d’identifier un risque d’atteinte à une espèce protégée en présence duquel, il est vain de solliciter une demande de dérogation espèces protégées.
  • d’autre part, elle permet d’identifier en conséquence une hypothèse dans laquelle la régularisation de l’autorisation environnementale contestée n’a pas être recherchée par le juge administratif.

II. Sur les conditions de légalité de la dérogation espèces protégées

Aux termes de son avis rendu le 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat s’est également prononcé sur les conditions distinctes et cumulatives de délivrance de la dérogation espèces protégées : 
  • Le Conseil d’Etat a entendu rappeler le contenu et le caractère distinct et cumulatif des trois conditions de dérogation : la condition relative à l’absence de solution alternative satisfaisante, la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et, enfin, la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur
  • Le Conseil d’Etat a également précisé que l’administration doit notamment prendre en compte, lors de l’examen de ces trois conditions, des mesures d’évitement, de réduction et de compensation proposées par le pétitionnaire

A. Sur la condition relative au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées, dans leur aire de répartition naturelle

Par une décision n°449658 rendue le 28 décembre 2022, le Conseil d’État, saisi d’un pourvoi en cassation relatif à la légalité d’une dérogation aux interdictions de destruction d’espèces de flore et de faune sauvages protégées, dans le cadre de la réouverture d’une carrière, a précisé le contenu de la condition de légalité de la dérogation relative au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées, dans leur aire de répartition naturelle.

La décision rappelle tout d’abord les trois conditions d’octroi de la dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées :

« 4. Il résulte de ces dispositions que la destruction ou la perturbation des espèces animales concernées, ainsi que la destruction ou la dégradation de leurs habitats, sont interdites. Toutefois, l’autorité administrative peut déroger à ces interdictions dès lors que sont remplies trois conditions distinctes et cumulatives tenant d’une part, à l’absence de solution alternative satisfaisante, d’autre part, à la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et, enfin, à la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.

5. Pour déterminer si une dérogation peut être accordée sur le fondement du 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de porter une appréciation qui prenne en compte l’ensemble des aspects mentionnés au point 4, parmi lesquels figurent les atteintes que le projet est susceptible de porter aux espèces protégées, compte tenu, notamment, des mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire et de l’état de conservation des espèces concernées.« 

Puis, la Haute juridiction administrative a apporté les précisions suivantes quant au contenu de la condition précitée relative au maintien des espèces protégées dans un état de conservation favorable : 

« 6. Pour apprécier si le projet ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de déterminer, dans un premier temps, l’état de conservation des populations des espèces concernées et, dans un deuxième temps, les impacts géographiques et démographiques que les dérogations envisagées sont susceptibles de produire sur celui-ci.« 

Ainsi, pour l’analyse de cette condition en particulier, l’administration doit procéder en deux temps : 

  • Dans un premier temps, l’administration doit « déterminer » « (…)l’état de conservation des populations des espèces concernées
  • Dans un deuxième temps, l’administration « déterminer » « les impacts géographiques et démographiques que les dérogations envisagées sont susceptibles de produire sur celui-ci.« 

Au cas présent et par sa décision ici commentée, le Conseil d’Etat a souligné que la cour administrative d’appel de Marseille, dont l’arrêt était l’objet du pourvoi, n’a pas commis d’erreur de droit en relevant que les « lacunes » de l’étude d’impact ne permettaient pas de vérifier le respect de cette condition :

« 7. En premier lieu, dès lors qu’il n’était pas soutenu que l’état de conservation de l’ensemble des espèces concernées par le projet était favorable, il ne saurait être reproché à la cour administrative d’appel de ne pas s’être prononcée explicitement sur ce point. Par suite, la cour a pu directement s’interroger sur les impacts de la dérogation. En relevant à cet égard que les lacunes du dossier de demande de dérogation ne lui permettaient pas d’apprécier les impacts du projet sur l’état de conservation des espèces concernées pour en déduire que la condition tenant à ce que le projet ne nuise pas au maintien dans un état de conservation favorable des populations des espèces concernées ne pouvait être regardée comme remplie, la cour n’a pas commis d’erreur de droit. »

B. Sur la condition relative à l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur
Par une nouvelle décision intervenant dans le long contentieux relatif au projet de centre commercial « Val Tolosa », le Conseil d’Etat a confirmé que la cour administrative d’appel de Bordeaux avait pu, à bon droit, juger que ce projet ne répond pas à une raison impérative d’intérêt public majeur justifiant la délivrance d’une dérogation espèces protégées.
Pour conclure à l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur, la cour administrative d’appel de Nantes a, selon le Conseil d’Etat, justement relevé – de manière classique – au regard de la jurisprudence administrative existante,
  • d’une part, que le territoire concerné compte déjà des centres commerciaux,
  • d’autre part, que les documents de planification applicables n’appellent pas de nouveaux centres commerciaux
La décision précise :

« 4. En l’espèce, pour rejeter l’appel formé contre le jugement du tribunal administratif de Toulouse ayant annulé l’arrêté du 12 juillet 2017 du préfet de la Haute-Garonne, la cour administrative d’appel de Bordeaux a relevé, d’une part, que le territoire de l’ouest toulousain est déjà desservi par plusieurs pôles commerciaux, avec un pôle majeur existant sur la commune de Colomiers, située au nord de la commune de Plaisance-du-Touch, ainsi que des pôles secondaires répartis de manière équilibrée dans le secteur concerné, et n’est pas confronté, en la matière, à des difficultés ou des déséquilibres particuliers et, d’autre part, que le schéma de cohérence territoriale de la grande agglomération toulousaine précise que l’offre en grands centres commerciaux apparaît suffisamment structurée pour répondre à la demande des prochaines années et que son document d’aménagement commercial préconise, s’agissant de la commune de Plaisance-du-Touch, qui ne constitue qu’un  » pôle secondaire  » et n’est pas desservie par les modes de transport collectif, d’y limiter le développement des pôles commerciaux existants ou futurs. Si elle a pris en compte les allégations des sociétés sur le nombre d’emplois pérennes attendus du projet, elle n’a pas dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis en précisant qu’il n’était pas démontré que les 1 938 emplois pérennes annoncés, correspondant à 1 620 équivalents temps plein, représenteraient des créations nettes d’emploi résultant de son implantation. En se fondant sur ces éléments, qu’elle a souverainement appréciés, pour juger que le projet de centre commercial et de loisirs  » Val Tolosa  » ne répondait pas à une raison impérative d’intérêt public majeur au sens du c) du 4° de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, la cour administrative d’appel n’a pas donné aux faits qui lui étaient soumis une qualification juridique erronée. »
En conclusion, si la question de la dérogation espèces protégées est de plus en plus souvent posée au juge administratif, il s’avère que ce dernier n’a pas fini d’apporter des précisions au régime juridique de ladite dérogation, qu’il s’agisse des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation ou des conditions de légalité de cette dérogation.
La seule étude des décisions rendues en décembre 2022 démontre l’importance de procéder au suivi attentif de cette jurisprudence pour améliorer la sécurité juridique des projets et la garantie de la protection de la biodiversité. La prochaine évolution majeure de cette jurisprudence relative à la dérogation espèces protégées devrait être liée à l’entrée en vigueur des nouvelles normes adoptées en droit de l’Union européenne pour simplifier les conditions d’instruction de ces demandes de dérogation.

Arnaud Gossement

Avocat – cabinet Gossement Avocats
Professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

Vous avez apprécié cet article ? Partagez le sur les réseaux sociaux :

Découvrez le cabinet Gossement Avocats

Gossement Avocats est une référence dans ses domaines d’excellence :
droit de l’environnement, droit de l’énergie, droit de l’urbanisme, tant en droit public qu’en droit privé.

À lire également

Découvrez le cabinet Gossement Avocats

Notre Cabinet

Notre valeur ajoutée :
outre une parfaite connaissance du droit, nous contribuons à son élaboration et anticipons en permanence ses évolutions.

Nos Compétences

Gossement Avocats est une référence dans ses domaines d'excellence :
droit de l'environnement, droit de l'énergie, droit de l'urbanisme, tant en droit public qu'en droit privé.

Contact

Le cabinet dispose de bureaux à Paris, Rennes et intervient partout en France.