Déchets : les Etats ne peuvent pas interdire de manière générale les mouvements transfrontaliers de déchets destinés à être valorisés (Cour administrative d’appel de Paris, 29 juin 2023, n°22PA02680 – jurisprudence cabinet)

Juil 2, 2023 | Environnement

Par un arrêt n°22PA02680 du 29 juin 2023, la cour administrative d’appel de Paris a jugé qu’un Etat ne peut pas interdire, de manière générale, un mouvement transfrontalier de déchets destinés à être valorisés. En conséquence, la cour a annulé les décisions par lesquelles le ministre de la transition écologique s’est opposé à des transferts de boues d’épuration destinées à être valorisées en provenance de la Belgique et du Luxembourg vers des sites de compostage situés sur le territoire français Un dossier qui a permis à la cour de rappeler que le juge administratif peut déclarer inapplicables les dispositions d’une loi contraires au droit de l’Union européenne (Jurisprudence cabinet).

I. Faits et procédure

Comme le rappelle l’arrêt ici commenté, la société requérante est spécialisée dans le recyclage de déchets de tous types dont les sous-produits urbains tels que les boues d’épuration.
Elle a sollicité, par cinq dossiers de notification en date du 14 janvier 2019, du 7 novembre 2019, du 28 novembre 2019 et du 17 février 2020, l’autorisation de transférer des boues d’épuration depuis la Belgique et le Luxembourg vers plusieurs sites de compostage situés sur le territoire français. 
Par cinq décisions du 10 mars 2020, le chef du pôle national des transferts transfrontaliers de déchets du ministère chargé de l’environnement s’est opposé à ces transferts, considérant qu’ils étaient contraires à la loi française. 
Par un jugement du 14 avril 2022 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté les demandes d’annulation des cinq décisions et au réexamen de celles-ci d’une part, et a refusé de transmettre une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne d’autre part.
Par un arrêt n°22PA02680 du 29 juin 2023, la cour administrative d’appel de Paris a :

  • annulé le jugement du tribunal administratif de Paris n°2008953 du 14 avril 2022, et les décisions du 10 mars 2020 par lesquelles le ministre chargé de la transition écologique a formulé une objection visant les transferts de boues d’épuration destinées à être valorisées en provenance de la Belgique et du Luxembourg vers des sites de compostage situés sur le territoire français, sont annulés.
  • enjoint au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires de réexaminer les demandes de transferts transfrontaliers de déchets présentées par la société requérante, dans un délai de trois mois à compter de la notification de l’arrêt.
II. Commentaire

Cet arrêt est intéressant pour deux motifs principaux.
  • en premier lieu, la cour administrative d’appel de Paris a rappelé que le juge administratif peut déclarer inapplicables à un litige les dispositions d’une loi contraires au droit de l’Union européenne. Elle a ainsi écarté l’application de ‘article 86 de la loi « AGEC » n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire en ce qu’il est contraire à l’article 
  • en deuxième lieu, la cour a annulé les décisions par lesquelles le ministre de la transition écologique a formulé une objection à l’importation de boues d’épuration destinées à être valorisées et lui a enjoint de procéder à un nouvel examen des demandes de transferts. 

2.1. Sur le pouvoir du juge administratif de déclarer inapplicables des dispositions législatives contraires au droit de l’Union européenne

Il importe de rappeler que par une décision d’assemblée 316734 en date du 13 mai 2011, le Conseil d’Etat a jugé « que les juridictions administratives et judiciaires, à qui incombe le contrôle de la compatibilité des lois avec le droit de l’Union européenne ou les engagements internationaux de la France, peuvent déclarer que des dispositions législatives incompatibles avec le droit de l’Union ou ces engagements sont inapplicables au litige qu’elles ont à trancher » :

« Considérant que, dans l’exercice du contrôle de conformité des lois à la Constitution qui lui incombe selon la procédure définie à l’article 61-1 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a le pouvoir d’abroger les dispositions législatives contraires à la Constitution ; que les juridictions administratives et judiciaires, à qui incombe le contrôle de la compatibilité des lois avec le droit de l’Union européenne ou les engagements internationaux de la France, peuvent déclarer que des dispositions législatives incompatibles avec le droit de l’Union ou ces engagements sont inapplicables au litige qu’elles ont à trancher ; qu’il appartient, par suite, au juge du litige, s’il n’a pas fait droit à l’ensemble des conclusions du requérant en tirant les conséquences de la déclaration d’inconstitutionnalité d’une disposition législative prononcée par le Conseil constitutionnel, d’examiner, dans l’hypothèse où un moyen en ce sens est soulevé devant lui, s’il doit, pour statuer sur les conclusions qu’il n’a pas déjà accueillies, écarter la disposition législative en cause du fait de son incompatibilité avec une stipulation conventionnelle ou, le cas échéant, une règle du droit de l’Union européenne dont la méconnaissance n’aurait pas été préalablement sanctionnée ;« 

Ce principe a été confirmé et précisé par la jurisprudence administrative à de nombreuses reprises (cf. par ex. Conseil d’Etat, 29 mars 2017, n°399506).

Par son arrêt rendu ce 29 juin 2023, la cour administrative d’appel de Paris a rappelé ce principe alors que la société requérante soutenait que les dispositions de l’article 86 de la loi « AGEC » n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire – codifiées au dernier alinéa de l’article L. 541-38 du code de l’environnement, – sont contraires à l’article 12 du règlement (CE) n° 1013/2006 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2006 concernant le transfert des déchets :
« 3. La société requérante soutient que le dernier alinéa de l’article L. 541-38 du code de l’environnement, issu de l’article 86 de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire et sur le fondement duquel ont été prises les décisions litigieuses, méconnait l’article 12 du règlement (CE) n° 1013/2006 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2006 concernant le transfert des déchets lequel prévoit des motifs d’objection aux transferts transfrontaliers de déchets destinés à être valorisés. Dans une telle situation, la juridiction administrative, à qui incombe notamment, en vertu des articles 55 et 88-1 de la Constitution, le contrôle de la compatibilité des lois avec le droit de l’Union européenne ou les engagements internationaux de la France, peut déclarer que des dispositions législatives incompatibles avec le droit de l’Union ou ces engagements sont inapplicables au litige qu’elle a à trancher.« 

2.2. Sur la violation par la loi « AGEC » du 10 février 2020 du règlement européen n°1013/2006 du 14 juin 2006 concernant les transferts de déchets
Pour mémoire, l’article 86 de la loi « AGEC » n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire – codifié au dernier alinéa de l’article L. 541-38 du code de l’environnement – interdit l’important de boues d’épuration :

« Il est interdit d’importer des boues d’épuration ou toute autre matière obtenue à partir de boues d’épuration seules ou en mélanges, en France, à l’exception des boues provenant d’installations dont le fonctionnement est mutualisé avec un Etat voisin ou de la principauté de Monaco.« 

Par cette disposition, la loi prévoit donc une interdiction de principe de l’importation des boues d’épuration en France. Or, le règlement n°1013/2006 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2006 concernant les transferts de déchets distingue bien les mouvements transfrontaliers de déchets destinés à être éliminés ou valorisés :

S’agissant des mouvements transfrontaliers de déchets destinés à être éliminés, l’article 11 de ce règlement donne la possibilité aux Etats de prononcer une « interdiction générale ou partielle » à leur endroit :  » En cas de notification concernant un transfert envisagé de déchets destinés à être éliminés, les autorités compétentes de destination et d’expédition peuvent, dans les trente jours suivant la date de transmission de l’accusé de réception par l’autorité compétente de destination conformément à l’article 8, formuler des objections motivées en se fondant sur l’un au moins des motifs suivants, conformément au traité : / a) le transfert ou l’élimination prévu serait incompatible avec les mesures d’interdiction générale ou partielle des transferts ou d’objection systématique concernant les transferts de déchets, adoptées pour mettre en œuvre les principes de proximité, de priorité à la valorisation et d’autosuffisance aux niveaux communautaire et national, conformément à la directive 2006/12/CE «  (nous soulignons).

S’agissant des mouvements transfrontaliers de déchets destinés à être valorisés, l’article 12 de ce règlement ne prévoit pas une telle possibilité d’interdiction générale :  » En cas de notification concernant un transfert envisagé de déchets destinés à être valorisés, les autorités compétentes de destination et d’expédition peuvent, dans les trente jours suivant la date de transmission de l’accusé de réception par l’autorité compétente de destination conformément à l’article 8, formuler des objections motivées en se fondant sur l’un ou plusieurs des motifs suivants, conformément au traité : / a) le transfert ou la valorisation prévu ne serait pas conforme à la directive 2006/12/CE, et notamment à ses articles 3, 4, 7 et 10 ; ou / b) le transfert ou la valorisation prévu ne serait pas conforme aux dispositions législatives et réglementaires en matière de protection de l’environnement, d’ordre public, de sécurité publique ou de protection de la santé en ce qui concerne des actions qui ont lieu dans le pays à l’origine de l’objection (…) « .

Aux termes de l’arrêt ici commenté, la cour administrative d’appel de Paris a donc précisé l’interprétation qu’il convient de faire de ces articles 11 et 12 du règlement n°1013/2006 du 14 juin 2006 :

« 4. Il ressort des dispositions précitées du règlement n° 1013/2006 du 14 juin 2006, et plus particulièrement de son article 12, que les États membres ne peuvent instituer des règles qui permettraient aux autorités nationales compétentes de formuler une objection systématique, ayant les effets d’une interdiction générale, aux transferts de déchets destinés à être valorisés. En revanche, en vertu de l’article 11 dudit règlement, les États peuvent interdire les mouvements de transfert de déchets destinés à être éliminés.« 

Ainsi, un Etat ne peut pas interdire, de manière générale, tout mouvement transfrontalier de déchets. Il convient de distinguer les mouvements de déchets destinés à être valorisés de ceux destinés à être éliminés. Si les Etats peuvent interdire les mouvements de déchets destinés à être éliminés, ils ne peuvent pas le faire pour les mouvements de déchets destinés à être valorisés.

En conséquence, les dispositions de l’article 86 de la loi  « AGEC » sont bien illégales ainsi que les décisions administratives prises sur leur fondement :

« 5. Or, contrairement à ce qu’ont estimé les premiers juges, les dispositions précitées de l’article L. 541-38 du code de l’environnement, issues de l’article 86 de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 ont pour effet d’instaurer une interdiction générale des mouvements transfrontaliers de boues d’épuration, sans en exclure celles qui sont destinées à être valorisées. Dès lors, ce régime, en tant qu’il a pour conséquence de permettre aux autorités nationales de formuler un motif systématique d’objection aux transferts des boues d’épuration destinées à être valorisées, doit être regardé comme incompatible avec l’article 12 du règlement n° 1013/2006 du 14 juin 2006, et les décisions du 10 mars 2020 qui sont prises sur son fondement sont illégales.« 

Au cas d’espèce, la cour administrative d’appel de Paris a annulé les décisions par lesquelles le ministre de la transition écologique (pôle national des transferts transfrontaliers de déchets) s’est opposé à des transferts de boues d’épuration destinées à être valorisées en provenance de la Belgique et du Luxembourg vers des sites de compostage situés sur le territoire français.

La cour a également enjoint au ministre de la transition écologique de procéder à un nouvel examen des demandes de transferts de la société requérante. 

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