Dérogation espèces protégées : le « risque suffisamment caractérisé » doit être distingué du « risque négligeable » que présente un projet pour les espèces protégées (Conseil d’État, 6 décembre 2023, n°466696)

Déc 11, 2023 | Environnement

Par une décision n°466696 rendue ce 6 décembre 2023 dans une affaire relative à un projet de parc éolien, le Conseil d’Etat a apporté une précision importante quant au contenu des conditions d’octroi par le préfet, d’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. Le risque à prendre en compte n’est pas le « risque négligeable » mais bien le « risque suffisamment caractérisé » d’atteinte à l’état de conservation favorable de l’espèce protégée concernée. Une confirmation des termes de son avis du 9 décembre 2022. Une précision importante pour les porteurs de projets, les auteurs d’études d’impact et l’administration. 

Résumé

1. Le principe est celui de l’interdiction de destruction d’espèces protégées (article L.411-2 du code de l’environnement). A certaines conditions, un pétitionnaire peut être tenu de demander une dérogation à cette interdiction et peut l’obtenir.

2. Il convient de distinguer la question du dépôt de la demande de dérogation de la question de l’octroi de la dérogation.

3. Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions d’une part, de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées; d’autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.

4. S’agissant des conditions d’octroi de la dérogation, par cet avis du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a précisé que l’administration doit prendre en compte l’existence du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».

5. Par sa décision ici commentée du 6 décembre 2023, le Conseil d’Etat a précisé que le « risque suffisamment caractérisé » doit être distingué du « risque négligeable ».

6. Selon notre interprétation, le « risque suffisamment caractérisé » renvoie à l’information présentée sur ce risque alors que le « risque négligeable » renvoie à la nature du risque lui-même.

Commentaire

I. Rappel du cadre juridique de la « dérogation espèces protégées »

A. Le rappel du droit positif
Pour mémoire, le principe d’interdiction du patrimoine naturel protégé est inscrit à l’article L.411-1 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les destinataires de ce principe d’interdiction de destruction sont :
  • Les sites d’intérêt géologique
  • Les habitats naturels
  • Les espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées
  • Leurs habitats

Il importe de souligner que le terme « destruction » doit être compris, dans une acception large, comme comprenant aussi, « altération » ou « dégradation ».

En droit interne, la possibilité de déroger à ce principe d’interdiction de destruction d’espèces protégées est prévue au 4° de l’article L.411-2 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les conditions de fond suivantes doivent être réunies pour qu’une dérogation – si elle a été demandée – puisse être délivrée par l’administration :

– L’absence de « solution alternative satisfaisante ».

– L’absence de nuisance pour le « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle« .

– La justification de la dérogation par l’un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure « c) (…) l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement« .

B. La jurisprudence administrative

1. L’avis n°463563 du 9 décembre 2022 du Conseil d’Etat

Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat, à la demande de la cour administrative d’appel de Douai, a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions (cf. notre commentaire de cet avis) d’une part, de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées; d’autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.

Sur les conditions successives et cumulatives de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation

  • S’agissant de la première condition relative à l’espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l’administration doivent vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ». Cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens », ni sur leur « état de conservation ».
  • S’agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d’atteinte à l’état de conservation de l’espèce protégée : l’administration doit prendre en compte l’existence du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».
  • Ces deux conditions sont cumulatives et successives.

Sur les conditions distinctes et cumulatives de délivrance de la dérogation espèces protégées

  • Le Conseil d’Etat a entendu rappeler le contenu et le caractère distinct et cumulatif des trois conditions de dérogation.
  • Le Conseil d’Etat a également précisé que l’administration doit notamment prendre en compte, lors de l’examen de ces trois conditions, des mesures d’évitement, de réduction et de compensation proposées par le pétitionnaire
3. La jurisprudence administrative à la suite de l’avis du 9 décembre 2022 du Conseil d’Etat
La précision du contenu de la condition de dérogation relative au maintien, dans un état de conservation favorable, des espèces protégées. Par une décision n°449658 rendue le 28 décembre 2022, le Conseil d’État, saisi d’un pourvoi en cassation relatif à la légalité d’une dérogation aux interdictions de destruction d’espèces de flore et de faune sauvages protégées, dans le cadre de la réouverture d’une carrière, a précisé le contenu de la condition de légalité de la dérogation relative au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées, dans leur aire de répartition naturelle. Ainsi, pour l’analyse de cette condition en particulier, l’administration doit procéder en deux temps :
– Dans un premier temps, l’administration doit « déterminer » « (…)l’état de conservation des populations des espèces concernées
– Dans un deuxième temps, l’administration doit « déterminer » « les impacts géographiques et démographiques que les dérogations envisagées sont susceptibles de produire sur celui-ci.« 
La précision du contenu de la condition de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation tenant à la « présence » d’un ou plusieurs spécimen d’une espèce protégée. Par une décision en date du 17 février 2023, le Conseil d’Etat a fourni les précisions suivantes. 
En premier lieu, il a précisé le contenu de la condition relative à la présence d’un ou plusieurs spécimens d’espèces protégées sur la zone du projet. Plus précisément encore, il a précisé le contenu du terme « présence ». Aux termes de cette décision, il semble que la « présence » desdits spécimens ne peut pas être uniquement « potentielle ». C’est bien l’existence avérée d’une zone de nidification » qui permet de conclure à la présence de ces spécimens.
En deuxième lieu, s’agissant de l’existence du « risque suffisamment caractérisé » d’atteinte à l’état de conservation favorable d’une espèce protégée : le Conseil d’Etat a précisé le contenu du terme « risque ». Tout risque – positif ou négatif – ne déclenche pas l’obligation de dépôt : une seule hypothèse de réalisation d’un évènement ne suffit pas à identifier un « risque suffisamment caractérisé ». Le risque à considérer doit être un risque d’évènement négatif. Le Conseil d’Etat  a fait ici état du « risque de collision » et du terme « impact ». Le risque d’un évènement négatif pour la conservation de l’espèce doit être suffisamment caractérisé c’est à dire au moins « faible à modéré ». Un risque qui serait purement théorique, sans aucune donnée permettant de savoir si l’impact procédant de sa réalisation pourrait avoir un quelconque effet pour la conservation de l’espèce ne correspond pas à un risque suffisamment caractérisé.
II. La précision du contenu de la notion du risque suffisamment caractérisé

A. Les faits et la procédure
24 avril 2017 : la préfète de la Vienne a délivré à la société X une autorisation unique pour la réalisation et l’exploitation de cinq aérogénérateurs et d’un poste de livraison sur le territoire de la commune de X.

28 février 2019 : par un jugement rendu à cette date, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté la demande d’annulation de cet arrêté présentée par l’association X.

14 juin 2022 : par un arrêt de ce jour, la cour administrative d’appel de Bordeaux a, sur appel de l’association X, annulé l’arrêté litigieux en tant qu’il ne comporte pas la dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées prévue à l’article L. 411-2 du code de l’environnement, suspendu son exécution jusqu’à ce que cette dérogation soit, le cas échéant, accordée, réformé ce jugement en ce qu’il avait de contraire à cet arrêt et rejeté le surplus des conclusions de la requête de l’association

6 décembre 2023  : saisi d’un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux, le Conseil d’Etat l’annule en tant qu’il annule l’arrêté de la préfète de la Vienne en tant qu’il ne comporte pas la dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées prévue à l’article L. 411-2 du code de l’environnement, suspend son exécution jusqu’à la délivrance d’une telle dérogation et réforme le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 28 février 2019 en ce qu’il a de contraire à cet arrêt.

B. La solution retenue
Le risque à prendre en compte est le « risque suffisamment caractérisé ». En premier lieu, par sa décision ici commentée, le Conseil d’Etat a rappelé, au point 5 de sa décision, les termes de son avis du 9 décembre 2022, relatifs à la méthode d’appréciation des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une dérogation :

« 5. Le pétitionnaire doit obtenir une dérogation  » espèces protégées  » si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé. A ce titre, les mesures d’évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte. Dans l’hypothèse où les mesures d’évitement et de réduction proposées présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé, il n’est pas nécessaire de solliciter une dérogation  » espèces protégées« .

Il convient de souligner que le risque d’atteinte à considérer est bien le « risque suffisamment caractérisé ». Ce risque doit être apprécié en fonction des mesures d’évitement et de réduction – et non de compensation – proposées par le pétitionnaire.

Le « risque suffisamment caractérisé » doit être distingué du « risque négligeable ». En deuxième lieu, le Conseil d’Etat a précisé que le « risque suffisamment caractérisé » doit être distingué du « risque négligeable » :

« 7. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 5 qu’en jugeant que l’autorisation litigieuse était illégale, faute de comporter la dérogation prévue par l’article L. 411-2 du code de l’environnement, au motif qu’il ne résultait pas de l’instruction que les mesures prévues par le pétitionnaire ou imposées par le préfet auraient été de nature à réduire à un niveau négligeable le risque que présentait le projet pour certaines espèces protégées alors qu’il lui appartenait d’apprécier si ce risque était suffisamment caractérisé, la cour administrative d’appel de Bordeaux a commis une erreur de droit. »

Ainsi, la cour administrative d’appel de Bordeaux a commis une erreur de droit au motif précis qu’elle a recherché l’existence d’un risque négligeable et non d’un risque suffisamment caractérisé. Elle ne pouvait donc pas annuler l’autorisation environnementale litigieuse au motif que le pétitionnaire ou le préfet n’avaient pas prévu de mesures de nature à « réduire à un niveau négligeable le risque que présentait le projet pour certaines espèces protégées.

Cette précision est importante à plusieurs égards. Notre cabinet, depuis le mois de décembre 2022, recommande à ses clients de bien distinguer le « risque suffisamment caractérisé » des autres catégories de risques.

En premier lieu, l’avis rendu le 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat a le mérite de mettre un terme aux hésitations de la jurisprudence administrative quant au type de risque à prendre en compte lors de l’examen de la demande de dérogation. Il est important de conserver cette stabilité du vocabulaire.

En deuxième lieu, le « risque suffisamment caractérisé » est en effet distinct du « risque négligeable. La catégorie « risque suffisamment caractérisé » a pour critère de définition l’état des connaissances de l’évènement susceptible de se réaliser. Reste que, bien entendu, si cette caractérisation aboutit à la mise en évidence d’un risque, il appartiendra au cas par cas, au pétitionnaire, à l’administration et peut être au juge de vérifier si la condition d’octroi de la dérogation est remplie. La catégorie « risque négligeable » a pour critère de définition le risque lui-même et non la connaissance du risque. Un risque peut ainsi être négligeable mais insuffisamment caractérisé si, par exemple, l’étude d’impact ne comporte que des informations imprécises, partielles ou anciennes à son endroit. En résumé : le « risque suffisamment caractérisé » renvoie d’abord à l’information présentée sur ce risque alors que le « risque négligeable » renvoie d’abord à la nature du risque. 

A notre sens, le choix du Conseil d’Etat d’imposer la catégorie « risque suffisamment caractérisé » a pour conséquence d’imposer aux auteurs d’études d’impact un effort de documentation du risque sans se borner à le classer en fonction de sa nature « négligeable » ou « avéré ».
Arnaud Gossement

avocat et professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
A lire également :

Note du 29 décembre 2022 – La production d’énergies renouvelables relève d’un « intérêt public supérieur » (Règlement (UE) 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables)

Note du 11 décembre 2022 – Dérogation espèces protégées : le Conseil d’Etat précise les conditions et la méthode de demande et d’octroi de la dérogation (Conseil d’Etat, avis, 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l’environnement, n°463563)


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