Dérogation espèces protégées : le risque pour l’état de conservation des espèces protégées doit être suffisamment caractérisé « dés l’origine » et tenir compte du classement de l’Union internationale pour la conservation de la nature (CE, 30 mai 2024, n°465464 et 474077)

Juin 4, 2024 | Environnement

Par deux décisions n°465464 et 474077 rendues le 30 mai 2024, le Conseil d’Etat a apporté de substantielles précisions quant aux conditions d’appréciation du « risque suffisamment caractérisé » pour l’état de conservation des espèces protégées. Ce risque doit être analysé par le porteur de projet « dés l’origine », c’est à dire avant la mise en fonctionnement de l’installation concernée et tenir compte du classement d’une espèce protégée établi par l’UICN. Rappelons qu’en présence d’un risque suffisamment caractérisé, le porteur de projet peut être tenu de déposer une demande de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées (article L.411-2 du code de l’environnement). Analyse.

Résumé

1. Le risque pour l’état de conservation d’une espèce protégée doit être suffisamment caractérisé « dés l’origine », avant la mise en service de l’installation concernée. Par une décision n°474077 du 30 mai 2024, le Conseil d’État a jugé que le « risque suffisamment caractérisé » doit être caractérisé avec rigueur par le pétitionnaire, dans son étude d’impact, « dés l’origine » c’est à dire avant et non après la mise en service de l’installation concernée. L’administration puis le juge ne peuvent se borner à vérifier que ce risque sera évalué plus tard et fera l’objet de mesures correctives en tant que de besoin.

2. Le risque doit être suffisamment caractérisé en tenant compte du classement UICN des espèces protégées. Par une décision n°465464 du 30 mai 2024, le Conseil d’Etat a précisé que la cour administrative d’appel dont l’arrêt était l’objet d’un pourvoi, aurait dû tenir compte du classement UICN d’une espèce protégée, produit devant elle, sans se borner au classement régional, plus rassurant. Comme nous le verrons ci-aprés, la portée de cette décision du Conseil d’Etat doit toutefois être analysée avec prudence.

Commentaire

Pour mémoire, le principe d’interdiction du patrimoine naturel protégé est inscrit à l’article L.411-1 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les destinataires de ce principe d’interdiction de destruction sont :

– Les sites d’intérêt géologique
– Les habitats naturels
– Les espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées
– Leurs habitats
Il importe de souligner que le terme « destruction » doit être compris, dans une acception large, comme comprenant aussi, « altération » ou « dégradation ». En droit interne, la possibilité de déroger à ce principe d’interdiction de destruction d’espèces protégées est prévue au 4° de l’article L.411-2 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les conditions de fond suivantes doivent être réunies pour qu’une dérogation – si elle a été demandée – puisse être délivrée par l’administration :
– L’absence de « solution alternative satisfaisante ».
– L’absence de nuisance pour le « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle« .

– La justification de la dérogation par l’un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure « c) (…) l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement« .

Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat, à la demande de la cour administrative d’appel de Douai, a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions (cf. notre commentaire de cet avis) :


– d’une part, de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées ;
– d’autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.

S’agissant des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation, le Conseil d’Etat a précisé que celles-ci sont cumulatives et doivent être appréciées successivement.

– S’agissant de la première condition relative à l’espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l’administration doivent vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ». Cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens », ni sur leur « état de conservation ».

S’agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d’atteinte à l’état de conservation de l’espèce protégée : l’administration doit prendre en compte l’existence du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».

A la suite de cet avis, une jurisprudence administrative abondante a apporté des précisions substantielles quant au contenu des conditions de dépôt et d’octroi de l’autorisation de déroger à l’interdiction. Les décisions rendues ce 30 mai 2024 par le Conseil d’Etat présentent l’intérêt d’apporter des précisions importantes quant au contenu de la condition relative au « risque suffisamment caractérisé »

Le risque doit être suffisamment caractérisé « dès l’origine » (CE, 30 mai 2024, n°474077). Par une décision n°474077 du 30 mai 2024, le Conseil d’État a jugé que le « risque suffisamment caractérisé » doit être caractérisé avec rigueur par le pétitionnaire, dans son étude d’impact, dés l’origine c’est à dire avant et non après la mise en service de l’installation concernée. L’administration puis le juge ne peuvent se borner à vérifier que ce risque sera évalué plus tard et fera l’objet de mesures correctives en tant que de besoin. La décision rendue ce 30 mai 2024 précise en effet :


« 4. Il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que pour juger qu’une dérogation  » espèces protégées  » n’était pas nécessaire en l’espèce, la cour a, d’une part, s’agissant de l’avifaune, considéré que le projet litigieux ne créait pas de  » risque particulier « , tout en précisant que les « impacts résiduels attendus  » lors de la construction étaient  » faibles et temporaires  » et que les effets du projet sur la mortalité de certaines de ces espèces seraient évalués au début de la mise en fonctionnement et a, d’autre part, s’agissant des populations de chiroptères, relevé que des  » suivis permettant d’estimer leur mortalité  » étaient prévus et que des  » mesures correctives  » pourraient être ultérieurement proposées en cas de  » constat d’un impact significatif « . Faute d’avoir recherché si le risque pour ces espèces pouvait ou non être regardé comme étant suffisamment caractérisé dès l’origine, notamment au vu des effets attendus sur la mortalité de certaines espèces, la cour a entaché son arrêt d’une erreur de droit. » (nous soulignons)

Le risque doit être suffisamment caractérisé en tenant compte du classement UICN des espèces protégées (CE, 30 mai 2024, n°465464). Par une décision n°465464 du 30 mai 2024, le Conseil d’Etat a jugé que l’état de conservation de l’espèce doit être apprécié en fonction de son classement UICN :

« 5. En estimant, pour juger que le pétitionnaire n’était pas tenu de présenter la demande de dérogation prévue à l’article L. 411-2 du code de l’environnement, que le busard cendré était une espèce protégée considérée comme  » nicheur quasi-menacé au niveau national  » et comme seulement  » vulnérable  » en Nord-Pas-de-Calais alors que celui-ci figure sur la liste rouge des oiseaux nicheurs de l’Union internationale pour la conservation de la nature, qui avait été produite devant elle, parmi les espèces  » en danger critique d’extinction  » sur cette partie du territoire, la cour administrative d’appel a dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis. » (nous soulignons)

Cette décision du Conseil d’Etat appelle toutefois les observations suivantes car sa portée doit encore être appréciée avec prudence.

En premier lieu, il faut souligner que le Conseil d’Etat intervient ici en qualité de juge de cassation. L’analyse réalisée au point 5 précitée est relative au contrôle de la dénaturation des pièces du dossier par la cour administrative d’appel dont l’arrêt est l’objet du pourvoi en cassation. Le Conseil d’Etat « reproche » ici à la cour administrative d’appel de n’avoir pas tenu compte de ce classement UICN qui avait pourtant été produit devant elle. Il est délicat de savoir quelle aurait été l’analyse du Conseil d’Etat si ce classement n’avait pas été produit devant la cour administrative d’appel.

En deuxième lieu, le Conseil d’Etat n’établit pas ici explicitement de hiérarchie entre le classement UICN et le classement national et régional du busard cendré. La cour administrative d’appel aurait dû confronter ces deux catégories de classement et tenir compte du classement UICN qui lui a été communiqué par une partie. Par précaution, les porteurs de projets et auteurs d’étude d’impact seront certainement avisés de tenir compte des classements disponibles, tant par l’Etat que par l’UICN, a fortiori ceux dont l’actualisation est récente. 

A noter, le Conseil d’Etat avait déjà fourni des précisions importantes sur le contenu de la notion de « risque suffisamment caractérisé » dont celles-ci.

Un risque à apprécier en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Conformément aux termes de son avis du 9 décembre 2024, le Conseil d’Etat a confirmé par la suite que l’administration puis le juge doivent tenir compte des mesures d’évitement et de réduction – et non de compensation – proposées par le pétitionnaire. A titre d’exemple, par une décision n°465464 du 30 mai 2024, le Conseil d’Etat a souligné que, lorsqu’elles présentent « des garanties d’effectivité », ces mesures peuvent avoir pour conséquence que le risque n’est plus suffisamment caractérisé. De telle sorte que le porteur de projet n’est plus tenu de solliciter une dérogation :

« 4. Le pétitionnaire doit obtenir une dérogation  » espèces protégées  » si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé. A ce titre, les mesures d’évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte. Dans l’hypothèse où les mesures d’évitement et de réduction proposées présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé, il n’est pas nécessaire de solliciter cette dérogation.« 

Un risque d’évènement négatif (CE, 17 février 2023, n°460798). Par une décision en date du 17 février 2023, le Conseil d’Etat a précisé le contenu du terme « risque ». Tout risque – positif ou négatif – ne déclenche pas l’obligation de dépôt : une seule hypothèse de réalisation d’un évènement ne suffit pas à identifier un « risque suffisamment caractérisé ». Le risque à considérer doit être un risque d’évènement négatif. Le Conseil d’Etat a fait ici état du « risque de collision » et du terme « impact ». Le risque d’un évènement négatif pour la conservation de l’espèce doit être suffisamment caractérisé c’est à dire au moins « faible à modéré ». Un risque qui serait purement théorique, sans aucune donnée permettant de savoir si l’impact procédant de sa réalisation pourrait avoir un quelconque effet pour la conservation de l’espèce ne correspond pas à un risque suffisamment caractérisé.

Le « risque suffisamment caractérisé » doit être distingué du « risque négligeable » (CE, 6 décembre 2023, n°466696). Par une décision n°466696 rendue le 6 décembre 2023 dans une affaire relative à un projet de parc éolien, le Conseil d’Etat a apporté une précision importante quant au contenu des conditions d’octroi par le préfet, d’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. Le risque à prendre en compte n’est pas le « risque négligeable » mais bien le « risque suffisamment caractérisé » d’atteinte à l’état de conservation favorable de l’espèce protégée concernée. Une confirmation des termes de son avis du 9 décembre 2022. La décision rendue le 6 décembre 2023 précise en effet :

« 7. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit au point 5 qu’en jugeant que l’autorisation litigieuse était illégale, faute de comporter la dérogation prévue par l’article L. 411-2 du code de l’environnement, au motif qu’il ne résultait pas de l’instruction que les mesures prévues par le pétitionnaire ou imposées par le préfet auraient été de nature à réduire à un niveau négligeable le risque que présentait le projet pour certaines espèces protégées alors qu’il lui appartenait d’apprécier si ce risque était suffisamment caractérisé, la cour administrative d’appel de Bordeaux a commis une erreur de droit. »

Ainsi, la cour administrative d’appel de Bordeaux a commis une erreur de droit au motif précis qu’elle a recherché l’existence d’un « risque négligeable » et non d’un « risque suffisamment caractérisé ». Elle ne pouvait donc pas annuler l’autorisation environnementale litigieuse au motif que le pétitionnaire ou le préfet n’avaient pas prévu de mesures de nature à « réduire à un niveau négligeable le risque que présentait le projet pour certaines espèces protégées.

Arnaud Gossement
avocat et professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne


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Note du 29 décembre 2022 – La production d’énergies renouvelables relève d’un « intérêt public supérieur » (Règlement (UE) 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables)

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Note du 10 janvier 2022 – Dérogation espèces protégées : le principe d’interdiction de destruction s’applique aux habitats artificiels et à tout moment (tribunal administratif de Lyon, 9 décembre 2021, n°2001712)

Note du 11 mars 2019 – Espèces protégées et éolien : le contexte énergétique constitue un motif impératif d’intérêt public majeur pouvant justifier une dérogation (cour administrative d’appel de Nantes)

Note du 11 janvier 2018 – Interdiction de destruction d’espèces protégées : le Conseil d’Etat précise les conditions de dérogation


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