En bref
Hydroélectricité : modifications des modalités d’expérimentation du dispositif du médiateur
Schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) : Modification des dispositions relatives à l’élaboration, la modification et la révision des SAGE
Déchets : Assouplissement des conditions pour la reprise des déchets de construction par les distributeurs
Certificats d’économie d’énergie : Publication au JO de ce jour de l’arrêté du 18 novembre 2024 modifiant plusieurs textes règlementaires relatifs aux opérations standardisées d’économie d’énergie
Dérogation espèces protégées : le Conseil d’Etat précise les conditions et la méthode de demande et d’octroi de la dérogation (Conseil d’Etat, avis, 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l’environnement, n°463563)
Résumé
Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat, à la demande de la cour administrative d’appel de Douai, a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions :
- d’une part, de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées.
- d’autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.
- S’agissant de la première condition relative à l’espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l’administration doivent vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ». Cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens », ni sur leur « état de conservation ».
- S’agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d’atteinte à l’état de conservation de l’espèce protégée : l’administration doit prendre en compte l’existence du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».
- Ces deux conditions sont cumulatives et successives.
- Le Conseil d’Etat a entendu rappeler le contenu et le caractère distinct et cumulatif des trois conditions de dérogation.
- Le Conseil d’Etat a également précisé que l’administration doit notamment prendre en compte, lors de l’examen de ces trois conditions, des mesures d’évitement, de réduction et de compensation proposées par le pétitionnaire
Le Conseil d’Etat a sans doute entendu rechercher une solution d’équilibre entre deux écoles d’interprétation des dispositions du régime de la dérogation espèces protégées. La première défend plutôt le caractère systématique de l’obligation de dépôt de la demande de dérogation espèces protégées. Dépôt qui devrait être effectué même en présence d’un risque non caractérisé, dans une logique de précaution. La deuxième, à l’inverse, défend l’idée que ce dépôt ne doit être réalisé qu’en présence d’un risque caractérisé pour une population.
Cet équilibre a pour résultat de ne pas imposer une obligation systématique de dépôt d’une demande de dérogation et à souligner le rôle premier de l’étude d’impact pour la protection des espèces protégées. Une solution qui, cependant, ne sera pas d’un maniement très aisé par l’administration et les porteurs de projets.
Aux termes de cet avis, l’analyse de la nécessité de déposer ou non une demande de dérogation demeure assez complexe et, pour partie, subjective. Cette complexité procède toutefois d’un droit positif assez imprécis sur les conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées.
Sur le contenu de ces conditions : si un spécimen est « présent » sur la « zone de projet » (première condition), le porteur de projet puis l’administration doivent vérifier l’existence d’un « risque suffisamment caractérisé » en prenant en compte les mesures d’évitement et de réduction proposées (deuxième condition). NB : la présence de ce spécimen ne suffit pas à déclencher l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation. Le Conseil d’Etat tranche ici un long débat.
Commentaire détaillé
Introduction
A. Le rappel du cadre juridique. Il convient tout d’abord de rappeler les termes :
- du principe d’interdiction de destruction des espèces et habitats protégés ;
- de la dérogation à ce principe.
Le principe d’interdiction de destruction du patrimoine naturel protégé. Pour mémoire, ce principe est énoncé, en droit de l’Union européenne, aux termes des dispositions suivantes.
L’article 2 de la directive « habitats » 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 définit, à la charge des Etats membres, un objectif de maintien ou de rétablissement, dans « un état de conservation favorable » des espèces et habitats protégés :
« 2.Les mesures prises en vertu de la présente directive visent à assurer le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, des habitats naturels et des espèces de faune et de flore sauvages d’intérêt communautaire« .(cf. directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages).
L’article 12 de cette même directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992, cité dans l’avis ici commenté du Conseil d’Etat, impose aux Etats d’instaurer un « système de protection stricte » de ces espèces et habitats, lequel suppose une série d’interdictions :
« 1. Les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales figurant à l’annexe IV point a), dans leur aire de répartition naturelle, interdisant : / a) toute forme de capture ou de mise à mort intentionnelle de spécimens de ces espèces dans la nature ; / b) la perturbation intentionnelle de ces espèces notamment durant la période de reproduction, de dépendance, d’hibernation et de migration ; / c) la destruction ou le ramassage intentionnels des œufs dans la nature ; / d) la détérioration ou la destruction des sites de reproduction ou des aires de repos« . (nous soulignons)
Le sens et la portée de ces dispositions et, principalement de l’expression « système de protection stricte », ont été précisés par la Cour de justice de l’Union européenne par un arrêt rendu le 4 mars 2021 (cf. Cour de justice de l’Union européenne, 4 mars 2021, Föreningen Skydda Skogen, C‑473/19 et C‑474/19) :
« L’article 12, paragraphe 1, sous a) à c), de la directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, doit être interprété en ce sens que, d’une part, il s’oppose à une pratique nationale selon laquelle, lorsque l’objet d’une activité humaine, telle qu’une activité d’exploitation forestière ou d’occupation des sols, est manifestement autre que la mise à mort ou la perturbation d’espèces animales, les interdictions prévues à cette disposition ne s’appliquent qu’en cas de risque d’incidence négative sur l’état de conservation des espèces concernées et, d’autre part, la protection offerte par ladite disposition ne cesse pas de s’appliquer aux espèces ayant atteint un état de conservation favorable.«
- Les sites d’intérêt géologique
- Les habitats naturels
- Les espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées
- Leurs habitats
Il importe de souligner que le terme « destruction » doit être compris, dans une acception large, comme comprenant aussi, « altération » ou « dégradation ».
La dérogation au principe d’interdiction. En droit de l’Union européenne, la faculté pour un Etat de déroger au principe d’interdiction de destruction précité est prévue par les dispositions suivantes.
L’article 16 de la directive « habitats » de 1992 – cité dans l’avis ici commenté du Conseil d’Etat – définit les conditions de dérogation au principe d’interdiction de destruction des espèces et habitats protégés :
« 1. A condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, les Etats membres peuvent déroger aux dispositions des articles 12, 13, 14 et de l’article 15 points a) et b) : / a) dans l’intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages et de la conservation des habitats naturels ; / b) pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ; / c) dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ; / d) à des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation«
Aux termes de ces dispositions, les conditions d’octroi par les Etats d’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces ou d’habitats protégés sont donc les suivantes :
- Absence d’une autre solution satisfaisante.
- Absence de nuisance au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.
- But poursuivi par la mesure de dérogation. Notamment : « c) dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement« .
- L’absence de « solution alternative satisfaisante »
- L’absence de nuisance pour le « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle«
- La justification de la dérogation par l’un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure « c) (…) l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement«
La nécessaire distinction entre la demande de dérogation et l’autorisation de dérogation. Il est important, pour le commentaire de la décision rendue ce 4 avril 2022 par la cour administrative d’appel de Douai et de l’avis rendu ce 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat, de distinguer :
- la question des critères de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation par le porteur de projet. En d’autres termes: à partir de quel moment, celui-ci doit-il déposer une demande de dérogation.
- la question des critères d’octroi d’une dérogation, une fois celle-ci demandée.
- d’une part, sursis à statuer sur le recours par lequel une association et plusieurs particuliers ont demandé l’annulation d’une autorisation environnementale d’exploiter un parc éolien ;
- d’autre part, adressé deux questions de droit au Conseil d’Etat, au titre de la procédure définie à l’article L.113-1 du code de justice administrative.
- à partir de quel seuil d’atteinte à la conservation d’une espèce et/ou de son habitat le demandeur d’une autorisation environnementale doit-il déposer une demande de dérogation espèces protégées ?
- pour l’appréciation de ce seuil l’administration doit elle tenir compte des mesures d’évitement, de réduction ou de compensation proposées par le pétitionnaire ?
3. La section du contentieux du Conseil d’Etat a examiné ces deux questions lors de son audience publique du 18 novembre 2022.
4. Lors de cette audience, le rapporteur public a proposé au Conseil d’Etat de distinguer les projets à propos desquels est posée la question de savoir si le pétitionnaire doit ou non déposer une demande de dérogation espèces protégées, selon un nouveau critère tiré de la « finalité du projet », lequel amènerait l’administration à distinguer les deux catégories de projets suivants
- les projets dont la finalité est l’atteinte à la conservation d’une espèce protégée : une demande de dérogation doit toujours être déposée.
- les projets dont la finalité n’est pas l’atteinte, celle-ci n’étant pas le « but recherché » : une demande de dérogation n’a pas à être déposée SI les mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire permettent de ramener le risque à un « niveau négligeable ».
Ces conclusions n’ont pas été suivies par le Conseil d’Etat qui n’a pas souhaité le critère de la « finalité du projet », inscrit en droit de l’Union européenne mais pas en droit interne.
5. Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a :
- d’une part, précisé son interprétation des dispositions du droit positif relative à l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées.
- d’autre part, également précisé l’interprétation des dispositions relatives à l’octroi de la dérogation demandée.
I. Sur les conditions successives et cumulatives de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation
Aux termes de l’avis rendu ce 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat, une demande de dérogation espèces protégées doit être déposée par le pétitionnaire (porteur de projet) lorsque les deux conditions cumulatives suivantes sont réunies :
- S’agissant de la condition relative à l’espèce à protéger : la « présence » d’un « spécimen » dans la « zone du projet » d’une espèce protégée suffit pour que cette première des deux conditions soit remplie
- S’agissant de la condition relative à l’intensité du risque : le risque doit être « suffisamment caractérisé »
Il convient, dés à présent de souligner que le Conseil d’Etat n’a pas simplement énoncé les conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées : il a également défini, à partir du droit positif applicable, une méthode : les conditions précitées ne sont pas seulement cumulatives : elles sont successibles et correspondent chacune à un temps ou à un « stade » – pour reprendre l’expression présente dans l’avis – de l’examen de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation
- dans un premier temps, le porteur de projet doit vérifier si un spécimen d’une espèce protégée est présent dans la zone du projet. Si la réponse est positive, il passe au second temps de l’analyse
- dans un deuxième temps, le porteur de projet, doit vérifier l’existence d’un « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées.
A. La condition relative à l’espèce protégée en cause : une obligation d’examen de la « zone du projet » soumise à une double exigence
La question de la cour administrative d’appel de Douai. Par arrêt n°20DA01392 du 22 avril 2022, la cour administrative d’appel de Douai a adressé deux questions suivantes au Conseil d’Etat. La première a trait à la condition relative à l’espère protégée :
- Dans un premier temps, il convient de vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ».
- Dans un deuxième temps, cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens« , ni sur leur « état de conservation« .
- d’une part, que le risque à prendre en compte est le « risque suffisamment caractérisé » ;
- d’autre part, que l’analyse de ce risque suppose de tenir prendre en compte les mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque« .
- Le « risque caractérisé » : il est possible, en l’état des connaissances scientifiques disponibles, de décrire la nature, l’intensité, la probabilité de réalisation et les conséquences possibles de la réalisation du risque.
- Le « risque non caractérisé » : aucun élément, aucune donnée ne permet, en l’état des connaissances scientifiques disponibles, de procéder à cette description.
- Le « risque suffisamment caractérisé » : malgré des connaissances scientifiques fragmentaires et/ou malgré des incertitudes sur les conséquences d’une activité pour les espèces protégées, le risque existe d’une atteinte à leur état de conservation même si toutes les données sur sa nature ou son intensité ne sont pas encore réunies. Bien entendu, un risque peut être plus ou moins « suffisamment » caractérisé.
- CAA Bordeaux, 23 février 2021, n° 20BX00979 – arrêté d’autorisation d’installer et d’exploiter un parc éolien de 2018 : « aucun autre élément de l’instruction n’ayant fait apparaître la réalité d’un risque de destruction d’habitats ou d’individus d’espèces protégées, le pétitionnaire n’était pas tenu de joindre à son dossier une demande de dérogation aux interdictions prévues à l’article L. 411-1 du code de l’environnement«
- CAA Nantes, 7 janvier 2022, n° 20NT03390 : « il existe, même en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction envisagées, un risque que l’exploitation du parc litigieux entraîne la destruction intentionnelle, interdite par les dispositions de l’article L. 411-1 du code de l’environnement, de spécimens appartenant à des espèces animales protégées, susceptible d’affecter la conservation de ces espèces. »
- CAA Bordeaux, 31 mai 2022, n°19BX01049 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 34. […] Aucun élément de l’instruction ne permet de retenir que les mesures prévues par le pétitionnaire ou imposées par le préfet, rappelées précédemment, seraient de nature à réduire à un niveau négligeable le risque de destruction d’individus de ces espèces. Dans ces conditions, la société pétitionnaire aurait dû solliciter la dérogation prévue par l’article L. 411-2 du code de l’environnement et l’autorisation qui lui a été délivrée est illégale faute de comporter cette dérogation.« (nous soulignons)
- CAA Bordeaux, 9 mars 2021, Association de défense du Bois de Bouéry, n°19BX03522 : « En ce qui concerne la phase d’exploitation, l’étude mentionne qu’un risque de collision est modéré ou fort pour certaines espèces de chiroptères et le tableau des risques après mesures d’évitement ou de réduction présenté en page 306 de l’étude fait apparaître un risque faible, donc persistant, pour » la mortalité des oiseaux « . »
- CAA de Nantes, 22 juillet 2022, n°21NT01768 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 10. […] Si l’étude d’impact et l’étude faune-flore réalisées pour le pétitionnaire indiquent que les impacts résiduels sur l’avifaune seront « faibles » après application des mesures d’évitement et de réduction, cette étude ne décrit pas suffisamment les raisons pour lesquelles les impacts bruts modérés ou forts rappelés précédemment seront ramenés à un niveau faible après application de ces mesures.
- CAA de Nantes, 10 juin 2022, n°21NT01244 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « Si l’étude conclut qu’il est « peu probable que les éventuels cas de collision affectent les populations de chauves-souris de manière significative« , ce dont on pourrait déduire que le projet litigieux ne serait pas susceptible de nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, une telle appréciation serait seulement de nature à permettre la délivrance de la dérogation prévue par les dispositions du 4° de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, sous réserve que les autres conditions fixées par ce texte soient remplies, sans exempter le pétitionnaire de l’obligation de solliciter une telle dérogation. »
- CAA Bordeaux, 17 novembre 2020, n°19BX02284 (autorisation unique de construction et d’exploitation d’un parc éolien) : « 8. S’il ressort du dossier de dérogation que l’impact résiduel après mesures d’évitement et mesures de réduction est qualifié de faible à négligeable s’agissant de la totalité des chiroptères et du Circaète Jean-Le-Blanc, contrairement à ce que soutient la société requérante, le risque résiduel n’est pas qualifié pour plusieurs espèces représentant un enjeu fort ou moyen tels que le Damier de la succise, le Fadet des laîches, l’Alouette lulu, l’Engoulevent d’Europe, la Fauvette pitchou ou le Milan noir. En se bornant à qualifier la catégorie d’amphibiens et reptiles concernée par la demande de dérogation d’espèces communes à enjeu local, le bureau d’étude n’a pas davantage qualifié le risque résiduel les concernant. Ainsi, eu égard à ces imprécisions et lacunes, il ne résulte pas de l’instruction que des prescriptions assortissant l’autorisation unique auraient été de nature à éviter la destruction des espèces concernées ou de leur habitat. (…) » (nous soulignons)
- CAA de Nantes, 22 juillet 2022, n°21NT01768 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 10. […] Si l’étude d’impact et l’étude faune-flore réalisées pour le pétitionnaire indiquent que les impacts résiduels sur l’avifaune seront « faibles » après application des mesures d’évitement et de réduction, cette étude ne décrit pas suffisamment les raisons pour lesquelles les impacts bruts modérés ou forts rappelés précédemment seront ramenés à un niveau faible après application de ces mesures. En tout état de cause, il ne résulte pas de l’instruction que les mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire permettront de prévenir, notamment, le risque « modéré à fort » de mortalité par collision d’individus de Buse variable ou de Bondrée apivore, ce dernier étant classé dans l’annexe 1 de la directive « Oiseaux » 2009/147 et ayant le statut d’espèce « vulnérable » sur la liste rouge des oiseaux nicheurs de Basse-Normandie. (…) il résulte de l’instruction que subsisteront, même après prise en compte des mesures d’évitement et de réduction, des impacts au moins faibles sur de nombreuses espèces. » (nous soulignons)
A l’inverse, d’autres formations de jugement ont pu se borner à prendre en compte les seules mesures d’évitement
- CAA Bordeaux, 9 mars 2021, n°19BX03522 : « 6.
Il résulte de l’instruction que le bois, site d’implantation du projet,
constitue une réserve importante de biodiversité, riche en espèces
protégées dès lors qu’il compte 23 espèces d’oiseaux protégées et 19
espèces de chauves-souris dont 11 ont un statut particulier de
protection et 3 sont menacées, ainsi que des salamandres tachetées.
Concernant l’avifaune et les chiroptères, l’étude d’impact prévoit pour
la période des travaux, la mise en place d’un calendrier de travaux afin
d’éviter les périodes de reproduction de ces espèces ainsi que la
présence d’un écologue pour éviter la destruction d’animaux ou de nids.
Cependant, ainsi que l’indique la mission régionale de l’autorité
environnementale dans son avis, ces mesures, qui ne permettent pas
d’éviter tout risque de destruction d’individus ou d’habitats,
constituent des mesures de réduction et non d’évitement, comme le
mentionne l’étude d’impact. En ce qui concerne la phase d’exploitation,
l’étude mentionne qu’un risque de collision est modéré ou fort pour
certaines espèces de chiroptères et le tableau des risques après mesures
d’évitement ou de réduction présenté en page 306 de l’étude fait
apparaître un risque faible, donc persistant, pour » la mortalité des
oiseaux « . Les seules
mesures prévues en cours d’exploitation sont des mesures de réduction,
telles que le bridage des machines, ou des mesures de compensation qui
ne sont pas de nature à éviter tout risque pour ces espèces.
D’ailleurs le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel
(CSRPN) a émis un avis défavorable et la mission régionale de l’autorité
environnementale a émis plusieurs réserves concernant la préservation
de la biodiversité. Dans ces conditions, le projet doit être regardé
comme étant susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales
protégées et de leurs habitats. Par suite, le pétitionnaire était tenu
de présenter, pour la réalisation de son projet de parc éolien, un
dossier de demande de dérogation aux interdictions de destruction
d’espèces protégées prévues à l’article L. 411-1 du code de
l’environnement. » (nous soulignons) - CAA Bordeaux, 30 août 2021, n° 19BX03745, 19BX03834, 19BX03839 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « […] l’étude d’impact mentionne une sensibilité » forte ou très forte » pour certaines espèces de chiroptères et » modéré à moyen » notamment pour la grue cendrée, le milan noir et le vanneau huppé et le tableau des » risques cumulés avec les autres parcs » après mesures d’évitement ou de réduction présenté en page 341 de l’étude fait apparaître un risque résiduel « globalement faible », donc persistant, pour la mortalité de ces espèces. Les seules mesures prévues en cours d’exploitation sont des mesures de réduction, telles que le bridage des machines (mesures d’asservissement), ou des mesures de suivi qui ne sont pas de nature à éviter tout risque de destruction. D’ailleurs le commissaire-enquêteur et la mission régionale de l’autorité environnementale ont émis plusieurs réserves concernant la préservation de la biodiversité. Dans ces conditions, le projet doit être regardé comme étant susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales protégées et de leurs habitats« . (nous soulignons)
- CAA Toulouse, 12 mai 2022, n°20TL03798 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 19. […] Par ailleurs, si des mesures tendant à limiter l’attractivité des espaces sous-éoliens pour la faune volante et consistant en un système de régulation des éoliennes en faveur des chiroptères seront prévues, ces dernières constituent des mesures de réduction et non d’évitement des impacts, de sorte qu’elles n’ont pas à être prises en compte aux fins d’examiner si le projet nécessitait une dérogation au sens de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. […] Dans ces conditions, dès lors que le projet litigieux est de nature à entraîner la destruction de spécimens d’aigle royal, de milan royal et de faucon crécerellette, en particulier par collisions accidentelles et l’altération de l’habitat du circaète Jean-le-Blanc, du faucon crécerellette, de l’aigle botté et du Grand-duc d’Europe, il relève du régime de dérogation pour les espèces susmentionnées. » (nous soulignons)
- d’une part, répondu à la cour administrative d’appel de Douai sur les conditions à réunir pour que naisse, dans le patrimoine du porteur de projet, une obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées au titre de l’article L.411-2
- d’autre part, au-delà des questions posées, rappelé le contenu et le caractère cumulatif des trois conditions d’octroi de la dérogation espèces protégées
A. Le rappel des trois conditions cumulatives de l’octroi de la dérogation espèces et habitats protégées
Par cet avis, le Conseil d’Etat a, tout d’abord, entendu, rappeler quelles sont les trois conditions qui doivent être cumulativement réunies pour que l’administration puisse délibérer une autorisation de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées :
« 3. Il résulte de ces dispositions que la destruction ou la perturbation des espèces animales concernées, ainsi que la destruction ou la dégradation de leurs habitats, sont interdites. Toutefois, l’autorité administrative peut déroger à ces interdictions dès lors que sont remplies trois conditions distinctes et cumulatives tenant d’une part, à l’absence de solution alternative satisfaisante, d’autre part, à la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et, enfin, à la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.«
Ainsi les trois conditions cumulatives qui doivent être réunies pour qu’une dérogation soit délivrée sont les suivantes :
- absence de solution alternative satisfaisante,
- absence de nuisance au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ;
- justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.
On notera que ces conditions intéressent bien la destruction tant des espèces que de leurs habitats mais aussi qu’elles sont « distinctes et cumulatives ». Si le critère « cumulatif » est déjà bien intégré par la jurisprudence administrative, la précision ici du critère « distinct » devrait amener cette jurisprudence à mieux séparer l’examen de chacune de ces trois conditions.
B. Sur la méthode d’analyse des trois conditions de délivrance de la dérogation : la prise en compte des mesures d’évitement, de réduction et de compensation
Alors que la question ne lui a pas été posée par la cour administrative d’appel de Douai, le Conseil d’Etat a entendu, par cet avis, se prononcer sur la délivrance et non pas simplement sur la demande de dérogation espèces protégées.
A la lecture de l’avis, il apparaît clairement que cela se justifie par le lien qui doit exister entre l’examen de la nécessité de déposer une demande et l’examen de la demande. Surtout, il était nécessaire de préciser :
- d’une part quelles sont les mesures ERC à prendre en compte lors de l’examen de la nécessité de déposer une demande de dérogation. Il s’agit des mesures d’évitement et de réduction.
- d’autre part, quelles sont les mesures ERC à prendre en compte lors de l’examen de la demande de dérogation. Il s’agit des mesures d’évitement, de réduction et de compensation.
L’avis ici commenté précise que :
« 6. Pour déterminer, enfin, si une dérogation peut être accordée sur le fondement du 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de porter une appréciation qui prenne en compte l’ensemble des aspects mentionnés au point 3, parmi lesquels figurent les atteintes que le projet est susceptible de porter aux espèces protégées, compte tenu, notamment, des mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire, et de l’état de conservation des espèces concernées.«
Ainsi, lors de l’examen des conditions de délivrance de la dérogation espèces protégées, l’administration doit « notamment » prendre en compte
- les « mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire »
- et « l’état de conservation des espèces concernées«
- CAA Nantes, 5 mars 2019, n°17NT02791 – 17NT02794 : « 11. Dès lors, compte tenu des impacts résiduels du projet, après mesures de réduction, de compensation et d’accompagnement, la dérogation accordée à la société X ne peut être regardée comme nuisant au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle » (nous soulignons)
- CAA Paris, 7 octobre 2021, n°20PA03478 : « 62. Dans ces conditions, compte tenu des impacts résiduels du projet, après mesures de réduction, de compensation et d’accompagnement et alors qu’il n’y a pas lieu de prendre en compte, pour cette appréciation, les effets sur les espèces protégées des aménagements susceptibles d’être réalisés sur la ZAC du Triangle de Gonesse, les associations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que les mesures prévues par les arrêtés attaqués ne sont pas suffisantes au regard de l’objectif de maintien dans un état de conservation favorable des populations d’espèces protégées auxquelles il est porté atteinte du fait de la réalisation du projet de ligne 17 Nord et que la décision accordant une dérogation au titre des espèces et habitats protégés serait entachée d’une erreur d’appréciation au regard des dispositions de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. » (nous soulignons)
- Dans le même sens : CAA Lyon, 12 octobre 2022, n°20LY00126 (arrêté d’autorisation de déroger aux interdictions relatives aux espèces protégées, dans le cadre d’un projet de construction d’une plateforme logistique, pour les acteurs du commerce électronique)
Le Conseil d’Etat lui-même a déjà jugé que l’administration doit tenir compte des mesures de réduction mais aussi de compensation proposée pour apprécier si une dérogation peut être délivrée :
- Conseil d’Etat, 3 juin 2020, n° 425395 (arrêté autorisation d’une dérogation aux interdictions de destruction d’espèces de flore et de faune sauvages protégées, dans le cadre de la réouverture de la carrière de Nau Bouques) : « Il résulte du point précédent que l’intérêt de nature à justifier, au sens du c) du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, la réalisation d’un projet doit être d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation, justifiant ainsi qu’il y soit dérogé. Ce n’est qu’en présence d’un tel intérêt que les atteintes portées par le projet en cause aux espèces protégées sont prises en considération, en tenant compte des mesures de réduction et de compensation prévues, afin de vérifier s’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et si la dérogation demandée ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle. C’est donc à bon droit que la cour s’est prononcée sur la question de savoir si le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur, sans prendre en compte à ce stade la nature et l’intensité des atteintes qu’il porte aux espèces protégées, notamment leur nombre et leur situation (…)« (nous soulignons).
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