Dérogation espèces protégées : le Conseil d’Etat précise les conditions et la méthode de demande et d’octroi de la dérogation (Conseil d’Etat, avis, 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l’environnement, n°463563)

Déc 11, 2022 | Environnement

Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions d’appréciation, non seulement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées mais aussi de délivrance de cette dérogation. Présentation et analyse. 

Résumé

Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat, à la demande de la cour administrative d’appel de Douai, a précisé son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions :

  • d’une part, de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées.
  • d’autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.
Sur les conditions successives et cumulatives de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation
  • S’agissant de la première condition relative à l’espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l’administration doivent vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ». Cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens », ni sur leur « état de conservation ».
  • S’agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d’atteinte à l’état de conservation de l’espèce protégée : l’administration doit prendre en compte l’existence du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».
  • Ces deux conditions sont cumulatives et successives. 
Sur les conditions distinctes et cumulatives de délivrance de la dérogation espèces protégées
  • Le Conseil d’Etat a entendu rappeler le contenu et le caractère distinct et cumulatif des trois conditions de dérogation.
  • Le Conseil d’Etat a également précisé que l’administration doit notamment prendre en compte, lors de l’examen de ces trois conditions, des mesures d’évitement, de réduction et de compensation proposées par le pétitionnaire
Commentaire général

Le Conseil d’Etat était appelé à répondre à deux questions de droit transmises par la cour administrative d’appel de Douai et relatives à l’obligation de dépôt de demande d’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. Il est cependant allé au-delà de ces questions et a traité également des conditions de délivrance de la dérogation elle-même, une fois demandée.

Le Conseil d’Etat a sans doute entendu rechercher une solution d’équilibre entre deux écoles d’interprétation des dispositions du régime de la dérogation espèces protégées. La première défend plutôt le caractère systématique de l’obligation de dépôt de la demande de dérogation espèces protégées. Dépôt qui devrait être effectué même en présence d’un risque non caractérisé, dans une logique de précaution. La deuxième, à l’inverse, défend l’idée que ce dépôt ne doit être réalisé qu’en présence d’un risque caractérisé pour une population.

Cet équilibre a pour résultat de ne pas imposer une obligation systématique de dépôt d’une demande de dérogation et à souligner le rôle premier de l’étude d’impact pour la protection des espèces protégées. Une solution qui, cependant, ne sera pas d’un maniement très aisé par l’administration et les porteurs de projets.

Aux termes de cet avis, l’analyse de la nécessité de déposer ou non une demande de dérogation demeure assez complexe et, pour partie, subjective. Cette complexité procède toutefois d’un droit positif assez imprécis sur les conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées.

S‘agissant des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation.

Sur le contenu de ces conditions : si un spécimen est « présent » sur la « zone de projet » (première condition), le porteur de projet puis l’administration doivent vérifier l’existence d’un « risque suffisamment caractérisé » en prenant en compte les mesures d’évitement et de réduction proposées (deuxième condition). NB : la présence de ce spécimen ne suffit pas à déclencher l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation. Le Conseil d’Etat tranche ici un long débat.


Sur le caractère cumulatif de ces conditions. Si la première condition (présence d’un spécimen sur la zone de projet) suffisait: le dépôt de la demande de dérogation serait systématique. Si la deuxième condition suffisait : l’examen du risque suffisamment caractérisé ne serait engagé que plus rarement. En réalité, le Conseil d’Etat impose que la question de la demande de dérogation soit presque toujours posée mais n’impose pas que la réponse se traduise toujours par un dépôt de demande de dérogation.

Sur le caractère successif de ces conditions. Le Conseil d’Etat n’a pas simplement livré son interprétation du contenu et du caractère cumulatif des deux conditions de déclenchements de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation. Ces deux conditions sont en réalité aussi des étapes (des « stades ») de l’examen de la nécessité de déposer ou non cette demande. On peut donc parler de conditions successives qui doivent être étudiées dans un certain ordre pour correspondre à la méthode ainsi définie. Le Conseil d’Etat n’a donc pas simplement rappelé des conditions mais aussi une méthode.

S’agissant des conditions de délivrance de la dérogation espèces protégées

L’avis ici commenté rappelle les trois conditions distinctes et cumulatives qui doivent être réunies pour que l’administration puisse légalement délivrer une autorisation de dérogation espèces protégées : absence de solution alternative satisfaisante ; absence de nuisance au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ; justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement modérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.

Commentaire détaillé

Introduction

A. Le rappel du cadre juridique. Il convient tout d’abord de rappeler les termes : 

  • du principe d’interdiction de destruction des espèces et habitats protégés ;
  • de la dérogation à ce principe.

Le principe d’interdiction de destruction du patrimoine naturel protégé. Pour mémoire, ce principe est énoncé, en droit de l’Union européenne, aux termes des dispositions suivantes.

L’article 2 de la directive « habitats » 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 définit, à la charge des Etats membres, un objectif  de maintien ou de rétablissement, dans « un état de conservation favorable » des espèces et habitats protégés : 

« 2.Les mesures prises en vertu de la présente directive visent à assurer le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, des habitats naturels et des espèces de faune et de flore sauvages d’intérêt communautaire« .(cf. directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages).

L’article 12 de cette même directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992, cité dans l’avis ici commenté du Conseil d’Etat, impose aux Etats d’instaurer un « système de protection stricte » de ces espèces et habitats, lequel suppose une série d’interdictions : 

« 1. Les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales figurant à l’annexe IV point a), dans leur aire de répartition naturelle, interdisant : / a) toute forme de capture ou de mise à mort intentionnelle de spécimens de ces espèces dans la nature ; / b) la perturbation intentionnelle de ces espèces notamment durant la période de reproduction, de dépendance, d’hibernation et de migration ; / c) la destruction ou le ramassage intentionnels des œufs dans la nature ; / d) la détérioration ou la destruction des sites de reproduction ou des aires de repos« . (nous soulignons)

Le sens et la portée de ces dispositions et, principalement de l’expression « système de protection stricte », ont été précisés par la Cour de justice de l’Union européenne par un arrêt rendu le 4 mars 2021 (cf. Cour de justice de l’Union européenne, 4 mars 2021, Föreningen Skydda Skogen, C‑473/19 et C‑474/19) : 

« L’article 12, paragraphe 1, sous a) à c), de la directive 92/43/CEE du Conseil, du 21 mai 1992, concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages, doit être interprété en ce sens que, d’une part, il s’oppose à une pratique nationale selon laquelle, lorsque l’objet d’une activité humaine, telle qu’une activité d’exploitation forestière ou d’occupation des sols, est manifestement autre que la mise à mort ou la perturbation d’espèces animales, les interdictions prévues à cette disposition ne s’appliquent qu’en cas de risque d’incidence négative sur l’état de conservation des espèces concernées et, d’autre part, la protection offerte par ladite disposition ne cesse pas de s’appliquer aux espèces ayant atteint un état de conservation favorable.« 

Aux termes de cet article 2 du dispositif de l’arrêt rendu le 4 mars 2021, la Cour de justice de l’Union européenne a entendu distinguer entre les « activités humaines » projets selon qu’elles ont ou non que leur objet est « manifestement autre que la mise à mort ou la perturbation d’espèces animales« . Les activités humaines qui n’ont pas cet objet, le principe d’interdiction de destruction d’espèces protégées ne leur est opposable qu’en cas de « risque d’incidence négative » sur l’état de conservation des espèces. 
Distinction reprise par le rapporteur public devant le Conseil d’Etat mais abandonnée par ce dernier dans la rédaction de son avis rendu ce 9 décembre 2022. Il est exact qu’il peut être soutenu que cette distinction entre activités humaines peut être opérée, non lors de l’examen des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt mais lors de l’examen de la demande de dérogation.
En droit interne, ce principe d’interdiction du patrimoine naturel protégé est inscrit à l’article L.411-1 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les destinataires de ce principe d’interdiction de destruction sont donc :
  • Les sites d’intérêt géologique
  • Les habitats naturels
  • Les espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées
  • Leurs habitats

Il importe de souligner que le terme « destruction » doit être compris, dans une acception large, comme comprenant aussi, « altération » ou « dégradation ».

La dérogation au principe d’interdiction. En droit de l’Union européenne, la faculté pour un Etat de déroger au principe d’interdiction de destruction précité est prévue par les dispositions suivantes.

L’article 16 de la directive « habitats » de 1992 – cité dans l’avis ici commenté du Conseil d’Etat – définit les conditions de dérogation au principe d’interdiction de destruction des espèces et habitats protégés :

« 1. A condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, les Etats membres peuvent déroger aux dispositions des articles 12, 13, 14 et de l’article 15 points a) et b) : / a) dans l’intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages et de la conservation des habitats naturels ; / b) pour prévenir des dommages importants notamment aux cultures, à l’élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d’autres formes de propriété ; / c) dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ; / d) à des fins de recherche et d’éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation« 

Aux termes de ces dispositions, les conditions d’octroi par les Etats d’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces ou d’habitats protégés sont donc les suivantes : 

  • Absence d’une autre solution satisfaisante.
  • Absence de nuisance au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.
  • But poursuivi par la mesure de dérogation. Notamment : « c) dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques, ou pour d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement« .

En droit interne, cette dérogation est prévue au 4° de l’article L.411-2 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les conditions de fond suivantes doivent être réunies pour qu’une dérogation – si elle a été demandée – puisse être délivrée par l’administration :
  • L’absence de « solution alternative satisfaisante »
  • L’absence de nuisance pour le « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle« 
  • La justification de la dérogation par l’un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure « c) (…) l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement« 

La nécessaire distinction entre la demande de dérogation et l’autorisation de dérogation. Il est important, pour le commentaire de la décision rendue ce 4 avril 2022 par la cour administrative d’appel de Douai et de l’avis rendu ce 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat, de distinguer :

  • la question des critères de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation par le porteur de projet. En d’autres termes: à partir de quel moment, celui-ci doit-il déposer une demande de dérogation.
  • la question des critères d’octroi d’une dérogation, une fois celle-ci demandée.

B. La procédure dont procède l’avis n°463563 rendu ce 9 décembre par le Conseil d’Etat.  
Voici, pour mémoire, les principales étapes de la procédure dans laquelle intervient cet avis contentieux du Conseil d’Etat.
1. Par arrêt n°20DA01392 du 22 avril 2022, la cour administrative d’appel de Douai (cf. notre analyse de cette décision) a :
  • d’une part, sursis à statuer sur le recours par lequel une association et plusieurs particuliers ont demandé l’annulation d’une autorisation environnementale d’exploiter un parc éolien ;
  • d’autre part, adressé deux questions de droit au Conseil d’Etat, au titre de la procédure définie à l’article L.113-1 du code de justice administrative.
2. Ces deux questions peuvent être ainsi résumées : 
  • à partir de quel seuil d’atteinte à la conservation d’une espèce et/ou de son habitat le demandeur d’une autorisation environnementale doit-il déposer une demande de dérogation espèces protégées ?
  • pour l’appréciation de ce seuil l’administration doit elle tenir compte des mesures d’évitement, de réduction ou de compensation proposées par le pétitionnaire ?

3. La section du contentieux du Conseil d’Etat a examiné ces deux questions lors de son audience publique du 18 novembre 2022.

4. Lors de cette audience, le rapporteur public a proposé au Conseil d’Etat de distinguer les projets à propos desquels est posée la question de savoir si le pétitionnaire doit ou non déposer une demande de dérogation espèces protégées, selon un nouveau critère tiré de la « finalité du projet », lequel amènerait l’administration à distinguer les deux catégories de projets suivants

  • les projets dont la finalité est l’atteinte à la conservation d’une espèce protégée : une demande de dérogation doit toujours être déposée.
  • les projets dont la finalité n’est pas l’atteinte, celle-ci n’étant pas le « but recherché » : une demande de dérogation n’a pas à être déposée SI les mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire permettent de ramener le risque à un « niveau négligeable ».

Ces conclusions n’ont pas été suivies par le Conseil d’Etat qui n’a pas souhaité le critère de la « finalité du projet », inscrit en droit de l’Union européenne mais pas en droit interne.

5. Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a : 

  • d’une part, précisé son interprétation des dispositions du droit positif relative à l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées. 
  • d’autre part, également précisé l’interprétation des dispositions relatives à l’octroi de la dérogation demandée. 

I. Sur les conditions successives et cumulatives de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation


Aux termes de l’avis rendu ce 9 décembre 2022 par le Conseil d’Etat, une demande de dérogation espèces protégées doit être déposée par le pétitionnaire (porteur de projet) lorsque les deux conditions cumulatives suivantes sont réunies :

  • S’agissant de la condition relative à l’espèce à protéger : la « présence » d’un « spécimen » dans la « zone du projet » d’une espèce protégée suffit pour que cette première des deux conditions soit remplie
  • S’agissant de la condition relative à l’intensité du risque : le risque doit être « suffisamment caractérisé » 

Il convient, dés à présent de souligner que le Conseil d’Etat n’a pas simplement énoncé les conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées : il a également défini, à partir du droit positif applicable, une méthode : les conditions précitées ne sont pas seulement cumulatives : elles sont successibles et correspondent chacune à un temps ou à un « stade » – pour reprendre l’expression présente dans l’avis – de l’examen de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation  

  • dans un premier temps, le porteur de projet doit vérifier si un spécimen d’une espèce protégée est présent dans la zone du projet. Si la réponse est positive, il passe au second temps de l’analyse
  • dans un deuxième temps, le porteur de projet, doit vérifier l’existence d’un « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées. 

A. La condition relative à l’espèce protégée en cause  : une obligation d’examen de la « zone du projet » soumise à une double exigence

La question de la cour administrative d’appel de Douai. Par arrêt n°20DA01392 du 22 avril 2022, la cour administrative d’appel de Douai a adressé deux questions suivantes au Conseil d’Etat. La première a trait à la condition relative à l’espère protégée :

« 1°) Lorsque l’autorité administrative est saisie d’une demande d’autorisation environnementale sur le fondement du 2° de l’article L. 181-1 du code de l’environnement, suffit-il, pour qu’elle soit tenue d’exiger du pétitionnaire qu’il sollicite l’octroi de la dérogation prévue par le 4° du I de l’article L. 411-2 de ce code, que le projet soit susceptible d’entraîner la mutilation, la destruction ou la perturbation intentionnelle d’un seul spécimen d’une des espèces mentionnées dans les arrêtés ministériels du 23 avril 2007 et du 29 octobre 2009 visés ci-dessus ou la destruction, l’altération ou la dégradation d’un seul de leur habitat, ou faut-il que le projet soit susceptible d’entraîner ces atteintes sur une part significative de ces spécimens ou habitats en tenant compte notamment de leur nombre et du régime de protection applicable aux espèces concernées« 

La question posée par la cour administrative d’appel de Douai peut être ainsi résumée : à partir de quel seuil l’atteinte à l’état de conservation d’une espèce protégée impose-t-elle le dépôt par le pétitionnaire d’une demande de dérogation ? 
L’avis du Conseil d’Etat. La réponse à cette question de la cour administrative d’appel de Douai apparaît au point 4 de l’avis rendu ce 9 septembre 2022 par le Conseil d’Etat qui précise le contenu de la première des deux conditions qui doivent être réunies pour que puisse être imposé, au porteur de projet, une obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées :

« 4. Le système de protection des espèces résultant des dispositions citées ci-dessus, qui concerne les espèces de mammifères terrestres et d’oiseaux figurant sur les listes fixées par les arrêtés du 23 avril 2007 et du 29 octobre 2009, impose d’examiner si l’obtention d’une dérogation est nécessaire dès lors que des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet, sans que l’applicabilité du régime de protection dépende, à ce stade, ni du nombre de ces spécimens, ni de l’état de conservation des espèces protégées présentes.« 

Pour savoir si une demande de dérogation espèces protégées doit être déposée, il convient donc, tout d’abord, de s’intéresser à l’espèce dont la protection est susceptible d’être mise en cause. A cet instant, le porteur de projet puis l’administration doivent procéder à un examen, positif et négatif. Certains éléments doivent être étudiés, d’autres non.

  • Dans un premier temps, il convient de vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ».
  • Dans un deuxième temps, cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens« , ni sur leur « état de conservation« .

Il suffit donc qu’un spécimen d’une espèce protégée soit présent sur la zone du projet pour que la première des deux conditions de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation soit satisfaite. Peu importe le nombre de spécimens (un suffit donc) ou leur état de conservation qui peut être favorable ou non.

Cet avis appelle, sur ce point, les observations suivantes.

En premier lieu, le contenu ainsi donné à cette première condition de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées par le Conseil d’Etat est assez rigoureux. Si cette condition, ainsi définie, était la seule condition de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation, il est possible que cette obligation devienne systématique : le porteur de projet devrait toujours déposer une demande de dérogation. Ce qui ne serait pas conforme au droit et rendrait, sur cet aspect, l’étude d’impact assez inutile.
En deuxième lieu, l’avis du Conseil d’Etat fait ici état de la « présence » de spécimen protégés. Ce terme de « présence » doit retenir l’attention car il a pu être débattu et il continuera sans doute de l’être. Que signifie « présence » ? Faut-il en effet prendre en compte ces spécimens alors même qu’ils ne font que traverser la zone du projet, par exemple pour migrer, chasser ou se reproduire ? Ou bien faut-il tenir compte de tout spécimen amené à être simplement « présent » à un instant T – qui peut être plus ou moins long- dans ladite zone ? Dans cette dernière hypothèse, la condition deviendrait systématique. 
En troisième lieu, l’avis fait référence à la « zone du projet » sans préciser les caractéristiques. Celle-ci devra donc être désignée, au cas par cas, par le porteur de projet puis l’administration sous le contrôle du juge. Il aurait été sans doute plus simple de désigner, par une expression plus précise de quelle zone, il s’agit. Ce zonage pouvant être celui désigné au titre du droit de l’urbanisme, au titre de l’étude d’impact ou au titre de du régime de protection des espèces et habitats. 
En quatrième lieu, l’observation de la « zone de projet » qui est ici recommandée par le Conseil d’Etat imposera un travail d’examen de chaque projet au cas par cas. Cette observation devra être réalisée à partir de critères objectifs (la présence d’un spécimen) et non subjectifs (absence de prise en compte du nombre de spécimen et de leur état de conservation). Ce qui peut contribuer à simplifier ce travail d’observation en objectivant la réalisation de la première des deux conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de « dérogation espèces protégées ».
B. La condition relative à l’intensité du risque d’atteinte à l’état de conservation de l’espèce protégée : la prise en comte du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire
La question de la cour administrative d’appel de Douai. Par arrêt n°20DA01392 du 22 avril 2022, la cour administrative d’appel de Douai a adressé deux questions suivantes au Conseil d’Etat. La deuxième a trait à la condition relative à l’intensité du risque d’atteinte à la conservation d’une espèce protégée. L’analyse de ce risque doit-il tenir compte des mesures d’évitement, de réduction et de compensation des atteintes proposées par le pétitionnaire ? La question est ainsi libellée :

« 2°) Dans chacune de ces hypothèses, l’autorité administrative doit-elle tenir compte de la probabilité de réalisation du risque d’atteinte à ces espèces ou des effets prévisibles des mesures proposées par le pétitionnaire tendant à éviter, réduire ou compenser les incidences du projet ? »

L’avis du Conseil d’Etat. La réponse à cette question de la cour administrative d’appel de Douai apparaît au point 5 de l’avis rendu ce 9 septembre 2022 par le Conseil d’Etat qui précise :

  • d’une part, que le risque à prendre en compte est le « risque suffisamment caractérisé » ;
  • d’autre part, que l’analyse de ce risque suppose de tenir prendre en compte les mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque« .

L’avis précise en effet :

« 5. Le pétitionnaire doit obtenir une dérogation « espèces protégées » si le risque que le projet comporte pour les espèces protégées est suffisamment caractérisé. A ce titre, les mesures d’évitement et de réduction des atteintes portées aux espèces protégées proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte. Dans l’hypothèse où les mesures d’évitement et de réduction proposées présentent, sous le contrôle de l’administration, des garanties d’effectivité telles qu’elles permettent de diminuer le risque pour les espèces au point qu’il apparaisse comme n’étant pas suffisamment caractérisé, il n’est pas nécessaire de solliciter une dérogation « espèces protégées ». »

Ce point 5 de l’avis appelle les observations suivantes.

En premier lieu, le débat ne manquera pas d’avoir lieu sur le sens exact de la notion de « risque suffisamment caractérisé« . En effet, s’il est assez aisé d’identifier un « risque caractérisé » qui, dans une logique de prévention, est celui dont la probabilité et les conséquences de l’occurrence peuvent être évaluées au regard d’une littérature existante, l’emploi de l’adverbe « suffisamment » rendra plus subjective et, sans doute aussi, plus difficile cette caractérisation qui devra être réalisée au cas par cas.

A notre sens, il sera nécessaire, dans la pratique, de distinguer trois catégories de risques d’atteinte à l’état de conservation d’une espèce protégée

  • Le « risque caractérisé » : il est possible, en l’état des connaissances scientifiques disponibles, de décrire la nature, l’intensité, la probabilité de réalisation et les conséquences possibles de la réalisation du risque.
  • Le « risque non caractérisé » : aucun élément, aucune donnée ne permet, en l’état des connaissances scientifiques disponibles, de procéder à cette description.
  • Le « risque suffisamment caractérisé » : malgré des connaissances scientifiques fragmentaires et/ou malgré des incertitudes sur les conséquences d’une activité pour les espèces protégées, le risque existe d’une atteinte à leur état de conservation même si toutes les données sur sa nature ou son intensité ne sont pas encore réunies. Bien entendu, un risque peut être plus ou moins « suffisamment » caractérisé.

En deuxième lieu, le Conseil d’Etat met un terme aux hésitations de la jurisprudence administrative sur la qualification du risque à prendre en compte pour l’examen de la nécessité de déposer une demande de dérogation espèces protégées.

Pour mémoire, certains arrêts ne comportent pas de qualification précise du risque dont l’existence suppose de déposer une demande de dérogation. Cela notamment lorsqu’il n’existe aucun risque :

  • CAA Bordeaux, 23 février 2021, n° 20BX00979 – arrêté d’autorisation d’installer et d’exploiter un parc éolien de 2018 : « aucun autre élément de l’instruction n’ayant fait apparaître la réalité d’un risque de destruction d’habitats ou d’individus d’espèces protégées, le pétitionnaire n’était pas tenu de joindre à son dossier une demande de dérogation aux interdictions prévues à l’article L. 411-1 du code de l’environnement« 
  • CAA Nantes, 7 janvier 2022, n° 20NT03390 : « il existe, même en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction envisagées, un risque que l’exploitation du parc litigieux entraîne la destruction intentionnelle, interdite par les dispositions de l’article L. 411-1 du code de l’environnement, de spécimens appartenant à des espèces animales protégées, susceptible d’affecter la conservation de ces espèces. »

Certaines juridictions prennent en compte l’existence ou l’absence d’un « risque négligeable ou non négligeable »

  • CAA Bordeaux, 31 mai 2022, n°19BX01049 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 34. […] Aucun élément de l’instruction ne permet de retenir que les mesures prévues par le pétitionnaire ou imposées par le préfet, rappelées précédemment, seraient de nature à réduire à un niveau négligeable le risque de destruction d’individus de ces espèces. Dans ces conditions, la société pétitionnaire aurait dû solliciter la dérogation prévue par l’article L. 411-2 du code de l’environnement et l’autorisation qui lui a été délivrée est illégale faute de comporter cette dérogation.«  (nous soulignons)

Certains arrêts font état d’un risque « faible », « modéré » ou « fort » :

  • CAA Bordeaux, 9 mars 2021, Association de défense du Bois de Bouéry, n°19BX03522 : « En ce qui concerne la phase d’exploitation, l’étude mentionne qu’un risque de collision est modéré ou fort pour certaines espèces de chiroptères et le tableau des risques après mesures d’évitement ou de réduction présenté en page 306 de l’étude fait apparaître un risque faible, donc persistant, pour  » la mortalité des oiseaux « . »

Certains arrêts font état, non pas directement d’un risque mais d’un « impact » :

  • CAA de Nantes, 22 juillet 2022, n°21NT01768 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 10. […] Si l’étude d’impact et l’étude faune-flore réalisées pour le pétitionnaire indiquent que les impacts résiduels sur l’avifaune seront « faibles » après application des mesures d’évitement et de réduction, cette étude ne décrit pas suffisamment les raisons pour lesquelles les impacts bruts modérés ou forts rappelés précédemment seront ramenés à un niveau faible après application de ces mesures.

La notion même de risque n’est pas toujours employée, certains arrêts faisant état d’autres expression comme, ici celle de « cas de collision peu probable » 

  • CAA de Nantes, 10 juin 2022, n°21NT01244 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « Si l’étude conclut qu’il est « peu probable que les éventuels cas de collision affectent les populations de chauves-souris de manière significative« , ce dont on pourrait déduire que le projet litigieux ne serait pas susceptible de nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle, une telle appréciation serait seulement de nature à permettre la délivrance de la dérogation prévue par les dispositions du 4° de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, sous réserve que les autres conditions fixées par ce texte soient remplies, sans exempter le pétitionnaire de l’obligation de solliciter une telle dérogation. »

En troisième lieu, le Conseil d’Etat met également un terme aux hésitations de la jurisprudence administrative en indiquant que les mesures d’évitement mais aussi de réduction doit être prises en compte pour procéder à la caractériser le risque d’atteinte à la l’état de conservation de l’espèce protégée en cause. L’administration est tenue par une obligation de « prendre en compte » ces mesures. Lesquelles devront toutefois présenter les caractéristiques suivantes : présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».

Pour mémoire, certaines formations de jugement prennent en compte les mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire pour vérifier si une demande de dérogation devait ou non être déposée :

  • CAA Bordeaux, 17 novembre 2020, n°19BX02284 (autorisation unique de construction et d’exploitation d’un parc éolien) : « 8. S’il ressort du dossier de dérogation que l’impact résiduel après mesures d’évitement et mesures de réduction est qualifié de faible à négligeable s’agissant de la totalité des chiroptères et du Circaète Jean-Le-Blanc, contrairement à ce que soutient la société requérante, le risque résiduel n’est pas qualifié pour plusieurs espèces représentant un enjeu fort ou moyen tels que le Damier de la succise, le Fadet des laîches, l’Alouette lulu, l’Engoulevent d’Europe, la Fauvette pitchou ou le Milan noir. En se bornant à qualifier la catégorie d’amphibiens et reptiles concernée par la demande de dérogation d’espèces communes à enjeu local, le bureau d’étude n’a pas davantage qualifié le risque résiduel les concernant. Ainsi, eu égard à ces imprécisions et lacunes, il ne résulte pas de l’instruction que des prescriptions assortissant l’autorisation unique auraient été de nature à éviter la destruction des espèces concernées ou de leur habitat. (…) » (nous soulignons)
  • CAA de Nantes, 22 juillet 2022, n°21NT01768 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 10. […] Si l’étude d’impact et l’étude faune-flore réalisées pour le pétitionnaire indiquent que les impacts résiduels sur l’avifaune seront « faibles » après application des mesures d’évitement et de réduction, cette étude ne décrit pas suffisamment les raisons pour lesquelles les impacts bruts modérés ou forts rappelés précédemment seront ramenés à un niveau faible après application de ces mesures. En tout état de cause, il ne résulte pas de l’instruction que les mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire permettront de prévenir, notamment, le risque « modéré à fort » de mortalité par collision d’individus de Buse variable ou de Bondrée apivore, ce dernier étant classé dans l’annexe 1 de la directive « Oiseaux » 2009/147 et ayant le statut d’espèce « vulnérable » sur la liste rouge des oiseaux nicheurs de Basse-Normandie. (…) il résulte de l’instruction que subsisteront, même après prise en compte des mesures d’évitement et de réduction, des impacts au moins faibles sur de nombreuses espèces. » (nous soulignons)

A l’inverse, d’autres formations de jugement ont pu se borner à prendre en compte les seules mesures d’évitement


  • CAA Bordeaux, 9 mars 2021, n°19BX03522 : « 6.
    Il résulte de l’instruction que le bois, site d’implantation du projet,
    constitue une réserve importante de biodiversité, riche en espèces
    protégées dès lors qu’il compte 23 espèces d’oiseaux protégées et 19
    espèces de chauves-souris dont 11 ont un statut particulier de
    protection et 3 sont menacées, ainsi que des salamandres tachetées.
    Concernant l’avifaune et les chiroptères, l’étude d’impact prévoit pour
    la période des travaux, la mise en place d’un calendrier de travaux afin
    d’éviter les périodes de reproduction de ces espèces ainsi que la
    présence d’un écologue pour éviter la destruction d’animaux ou de nids.
    Cependant, ainsi que l’indique la mission régionale de l’autorité
    environnementale dans son avis, ces mesures, qui ne permettent pas
    d’éviter tout risque de destruction d’individus ou d’habitats,
    constituent des mesures de réduction et non d’évitement, comme le
    mentionne l’étude d’impact. En ce qui concerne la phase d’exploitation,
    l’étude mentionne qu’un risque de collision est modéré ou fort pour
    certaines espèces de chiroptères et le tableau des risques après mesures
    d’évitement ou de réduction présenté en page 306 de l’étude fait
    apparaître un risque faible, donc persistant, pour  » la mortalité des
    oiseaux « . Les seules
    mesures prévues en cours d’exploitation sont des mesures de réduction,
    telles que le bridage des machines, ou des mesures de compensation qui
    ne sont pas de nature à éviter tout risque pour ces espèces
    .
    D’ailleurs le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel
    (CSRPN) a émis un avis défavorable et la mission régionale de l’autorité
    environnementale a émis plusieurs réserves concernant la préservation
    de la biodiversité. Dans ces conditions, le projet doit être regardé
    comme étant susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales
    protégées et de leurs habitats. Par suite, le pétitionnaire était tenu
    de présenter, pour la réalisation de son projet de parc éolien, un
    dossier de demande de dérogation aux interdictions de destruction
    d’espèces protégées prévues à l’article L. 411-1 du code de
    l’environnement
    . » (nous soulignons)
  • CAA Bordeaux, 30 août 2021, n° 19BX03745, 19BX03834, 19BX03839 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : «  […] l’étude d’impact mentionne une sensibilité  » forte ou très forte  » pour certaines espèces de chiroptères et  » modéré à moyen  » notamment pour la grue cendrée, le milan noir et le vanneau huppé et le tableau des  » risques cumulés avec les autres parcs  » après mesures d’évitement ou de réduction présenté en page 341 de l’étude fait apparaître un risque résiduel « globalement faible », donc persistant, pour la mortalité de ces espèces. Les seules mesures prévues en cours d’exploitation sont des mesures de réduction, telles que le bridage des machines (mesures d’asservissement), ou des mesures de suivi qui ne sont pas de nature à éviter tout risque de destruction. D’ailleurs le commissaire-enquêteur et la mission régionale de l’autorité environnementale ont émis plusieurs réserves concernant la préservation de la biodiversité. Dans ces conditions, le projet doit être regardé comme étant susceptible d’affecter la conservation d’espèces animales protégées et de leurs habitats« . (nous soulignons)
  • CAA Toulouse, 12 mai 2022, n°20TL03798 (autorisation unique pour l’exploitation d’une installation d’un parc éolien) : « 19. […] Par ailleurs, si des mesures tendant à limiter l’attractivité des espaces sous-éoliens pour la faune volante et consistant en un système de régulation des éoliennes en faveur des chiroptères seront prévues, ces dernières constituent des mesures de réduction et non d’évitement des impacts, de sorte qu’elles n’ont pas à être prises en compte aux fins d’examiner si le projet nécessitait une dérogation au sens de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. […] Dans ces conditions, dès lors que le projet litigieux est de nature à entraîner la destruction de spécimens d’aigle royal, de milan royal et de faucon crécerellette, en particulier par collisions accidentelles et l’altération de l’habitat du circaète Jean-le-Blanc, du faucon crécerellette, de l’aigle botté et du Grand-duc d’Europe, il relève du régime de dérogation pour les espèces susmentionnées. » (nous soulignons)

II. Sur les conditions d’octroi de la dérogation espèces protégées

Par arrêt n°20DA01392 du 22 avril 2022, la cour administrative d’appel de Douai a posé deux questions au Conseil d’Etat, dont l’unique objet est de préciser le régime juridique de la seule obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées.

Par cet avis contentieux, le Conseil d’Etat a :

  • d’une part, répondu à la cour administrative d’appel de Douai sur les conditions à réunir pour que naisse, dans le patrimoine du porteur de projet, une obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées au titre de l’article L.411-2
  • d’autre part, au-delà des questions posées, rappelé le contenu et le caractère cumulatif des trois conditions d’octroi de la dérogation espèces protégées

A. Le rappel des trois conditions cumulatives de l’octroi de la dérogation espèces et habitats protégées

Par cet avis, le Conseil d’Etat a, tout d’abord, entendu, rappeler quelles sont les trois conditions qui doivent être cumulativement réunies pour que l’administration puisse délibérer une autorisation de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées :

« 3. Il résulte de ces dispositions que la destruction ou la perturbation des espèces animales concernées, ainsi que la destruction ou la dégradation de leurs habitats, sont interdites. Toutefois, l’autorité administrative peut déroger à ces interdictions dès lors que sont remplies trois conditions distinctes et cumulatives tenant d’une part, à l’absence de solution alternative satisfaisante, d’autre part, à la condition de ne pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et, enfin, à la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.« 

Ainsi les trois conditions cumulatives qui doivent être réunies pour qu’une dérogation soit délivrée sont les suivantes :

  • absence de solution alternative satisfaisante,
  • absence de nuisance au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ;
  • justification de la dérogation par l’un des cinq motifs limitativement énumérés et parmi lesquels figure le fait que le projet réponde, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur.

On notera que ces conditions intéressent bien la destruction tant des espèces que de leurs habitats mais aussi qu’elles sont « distinctes et cumulatives ». Si le critère « cumulatif » est déjà bien intégré par la jurisprudence administrative, la précision ici du critère « distinct » devrait amener cette jurisprudence à mieux séparer l’examen de chacune de ces trois conditions.

B. Sur la méthode d’analyse des trois conditions de délivrance de la dérogation : la prise en compte des mesures d’évitement, de réduction et de compensation

Alors que la question ne lui a pas été posée par la cour administrative d’appel de Douai, le Conseil d’Etat a entendu, par cet avis, se prononcer sur la délivrance et non pas simplement sur la demande de dérogation espèces protégées.

A la lecture de l’avis, il apparaît clairement que cela se justifie par le lien qui doit exister entre l’examen de la nécessité de déposer une demande et l’examen de la demande. Surtout, il était nécessaire de préciser :

  • d’une part quelles sont les mesures ERC à prendre en compte lors de l’examen de la nécessité de déposer une demande de dérogation. Il s’agit des mesures d’évitement et de réduction.
  • d’autre part, quelles sont les mesures ERC à prendre en compte lors de l’examen de la demande de dérogation. Il s’agit des mesures d’évitement, de réduction et de compensation.

L’avis ici commenté précise que :

« 6. Pour déterminer, enfin, si une dérogation peut être accordée sur le fondement du 4° du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de porter une appréciation qui prenne en compte l’ensemble des aspects mentionnés au point 3, parmi lesquels figurent les atteintes que le projet est susceptible de porter aux espèces protégées, compte tenu, notamment, des mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire, et de l’état de conservation des espèces concernées.« 

Ainsi, lors de l’examen des conditions de délivrance de la dérogation espèces protégées, l’administration doit « notamment » prendre en compte

  • les « mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire »
  • et « l’état de conservation des espèces concernées« 

Ce point 6 de l’avis appelle les observations suivantes.

En premier lieu, il convient de souligner que le Conseil d’Etat précise ici la méthode d’appréciation des trois conditions de délivrance d’une dérogation espèces protégées à l’attention de l’administration et non du porteur de projet ou du juge administratif. Raison pour laquelle il ne se prononce pas sur la prise en compte, par le juge administratif, des prescriptions définies par l’administration.

En deuxième lieu, le Conseil d’Etat souligne ici que l’examen des trois conditions précitées de délivrance de la dérogation suppose qu’il soit « notamment » tenu compte « des mesures d’évitement, réduction et compensation proposées par le pétitionnaire, et de l’état de conservation des espèces concernées.« 

Les mesures de compensation proposées, éventuellement, par le pétitionnaires ne doivent donc pas être prises en compte par l’administration pour l’examen de la nécessité de déposer une demande de dérogation mais doivent l’être pour l’examen de la délivrance de la dérogation.

Sur ce point, l’avis du Conseil d’Etat confirme une jurisprudence déjà bien établie. Plusieurs juridictions ont déjà jugé qu’il convient de prendre en compte les mesures d’évitement mais aussi de réduction et de compensation : 
  • CAA Nantes, 5 mars 2019, n°17NT02791 – 17NT02794 : « 11. Dès lors, compte tenu des impacts résiduels du projet, après mesures de réduction, de compensation et d’accompagnement, la dérogation accordée à la société X ne peut être regardée comme nuisant au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle » (nous soulignons)
  • CAA Paris, 7 octobre 2021, n°20PA03478 : « 62. Dans ces conditions, compte tenu des impacts résiduels du projet, après mesures de réduction, de compensation et d’accompagnement et alors qu’il n’y a pas lieu de prendre en compte, pour cette appréciation, les effets sur les espèces protégées des aménagements susceptibles d’être réalisés sur la ZAC du Triangle de Gonesse, les associations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que les mesures prévues par les arrêtés attaqués ne sont pas suffisantes au regard de l’objectif de maintien dans un état de conservation favorable des populations d’espèces protégées auxquelles il est porté atteinte du fait de la réalisation du projet de ligne 17 Nord et que la décision accordant une dérogation au titre des espèces et habitats protégés serait entachée d’une erreur d’appréciation au regard des dispositions de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. » (nous soulignons)
  • Dans le même sens : CAA Lyon, 12 octobre 2022, n°20LY00126 (arrêté d’autorisation de déroger aux interdictions relatives aux espèces protégées, dans le cadre d’un projet de construction d’une plateforme logistique, pour les acteurs du commerce électronique)

Le Conseil d’Etat lui-même a déjà jugé que l’administration doit tenir compte des mesures de réduction mais aussi de compensation proposée pour apprécier si une dérogation peut être délivrée :

  • Conseil d’Etat, 3 juin 2020, n° 425395 (arrêté autorisation d’une dérogation aux interdictions de destruction d’espèces de flore et de faune sauvages protégées, dans le cadre de la réouverture de la carrière de Nau Bouques) : « Il résulte du point précédent que l’intérêt de nature à justifier, au sens du c) du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, la réalisation d’un projet doit être d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation, justifiant ainsi qu’il y soit dérogé. Ce n’est qu’en présence d’un tel intérêt que les atteintes portées par le projet en cause aux espèces protégées sont prises en considération, en tenant compte des mesures de réduction et de compensation prévues, afin de vérifier s’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et si la dérogation demandée ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle. C’est donc à bon droit que la cour s’est prononcée sur la question de savoir si le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur, sans prendre en compte à ce stade la nature et l’intensité des atteintes qu’il porte aux espèces protégées, notamment leur nombre et leur situation (…)« (nous soulignons). 

Arnaud Gossement
Avocat associé – Professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
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