Interdiction de destruction d’espèces protégées : l’exploitation d’une carrière peut répondre à une « raison impérative d’intérêt public majeur » (Conseil d’Etat)

Juin 9, 2020 | Environnement

Par une décision n°425395 du 3 juin 2020, le Conseil d’Etat a jugé que l’exploitation d’une carrière peut, à certaines conditions très précises, répondre à une raison d’impératif majeur.

Le principe de l’interdiction de destruction d’espèces protégées. Pour mémoire, il convient tout d’abord de rappeler le principe selon lequel est interdite toute destruction d’espèces protégées ou de leurs habitats. L’article L.411-1 du code de l’environnement précise en effet :

« I. – Lorsqu’un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l’écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation de sites d’intérêt géologique, d’habitats naturels, d’espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats, sont interdits:

1° La destruction ou l’enlèvement des oeufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ;

2° La destruction, la coupe, la mutilation, l’arrachage, la cueillette ou l’enlèvement de végétaux de ces espèces, de leurs fructifications ou de toute autre forme prise par ces espèces au cours de leur cycle biologique, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur mise en vente, leur vente ou leur achat, la détention de spécimens prélevés dans le milieu naturel ;

3° La destruction, l’altération ou la dégradation de ces habitats naturels ou de ces habitats d’espèces ;

4° La destruction, l’altération ou la dégradation des sites d’intérêt géologique, notamment les cavités souterraines naturelles ou artificielles, ainsi que le prélèvement, la destruction ou la dégradation de fossiles, minéraux et concrétions présents sur ces sites ;

5° La pose de poteaux téléphoniques et de poteaux de filets paravalanches et anti-éboulement creux et non bouchés.« 

Les dérogations à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. L’article L.411-2 du code de l’environnement précise quelles sont les conditions d’autorisation de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées.

Aux termes de ces dispositions, l’administration peut autoriser une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèce protégée lors que les trois conditions distinctes et cumulatives suivantes sont remplies. Il convient de démontrer :

– l’absence de solution alternative satisfaisante,

– l’absence de nuisance pour le « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle »

– la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure  » c) (…) l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement « .

La définition de la « raison d’intérêt public majeur »

Comme nous avons déjà pu le souligner, ni le législateur européen, ni le juge européen n’ont conféré de définition précise à la notion de « raisons impératives d’intérêt public majeur », mais ses contours sont régulièrement précisés:

– L’intérêt est qualifié de majeur uniquement s’il a vocation à durer dans le temps (cf. Guide « Gérer les sites Natura 2000, les dispositions de l’article 6 de la directive « habitats » rédigé en 2000) ;

– L’intérêt public majeur « s’attache par exemple à des infrastructures de transport, à la prévention des inondations, à l’aménagement rural, à des équipements de santé ou d’éducation publiques, assorti à des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement » (cf. circulaire DNP/CFF n° 2008-01 du 21 janvier 2008).

– Les projets peuvent relever d’un intérêt public majeur « lorsqu’ils satisfont un besoin de la collectivité ». « La création d’emploi ne suffit pas toujours » (cf. Guide « Espèces protégées, aménagements et infrastructures »).

– Une « raison d’intérêt public majeur » ne peut pas justifier à elle seule la dérogation à l’interdiction de destruction (décision n°413267 du 25 mai 2018) ;

Les conditions d’appréciation de la raison d’intérêt public majeur

La décision rendue ce 3 juin 2020 par le Conseil d’Etat retient l’attention, non pas tant en raison d’une quelconque « nouveauté » mais par l’appréciation qu’elle comporte de la « raison d’intérêt public majeur » dont il faut rapporter la preuve avant de prétendre au bénéfice d’une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. Enfin, il est probable que cette décision retient aussi l’attention en raison du fait qu’elle intéresse un projet de carrière, cette filière industrielle étant au nombre de celles qui sont plus particulièrement concernées par l’enjeu tenant à la dérogation espèces protégées.

En premier lieu, le Conseil d’Etat procède à une balance entre, d’une part l’importance du projet en cause et, d’autre part, « l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation » :

« 9. Il résulte du point précédent que l’intérêt de nature à justifier, au sens du c) du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement, la réalisation d’un projet doit être d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation, justifiant ainsi qu’il y soit dérogé. Ce n’est qu’en présence d’un tel intérêt que les atteintes portées par le projet en cause aux espèces protégées sont prises en considération, en tenant compte des mesures de réduction et de compensation prévues, afin de vérifier s’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et si la dérogation demandée ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.« 

Il importe de souligner que le Conseil d’Etat procède ici par étapes : il faut d’abord vérifier l’intérêt public majeur de cette manière (mise en balance) avant de vérifier les respect des deux autres conditions :

– l’absence de solution alternative satisfaisante,

– l’absence de nuisance pour le « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle »

Le raisonnement, par étapes, est ici identique à celui tenu pour la décision n° 414353 rendue le 24 juillet 2019.

Le Conseil d’Etat confirme que « C’est donc à bon droit que la cour s’est prononcée sur la question de savoir si le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur, sans prendre en compte à ce stade la nature et l’intensité des atteintes qu’il porte aux espèces protégées, notamment leur nombre et leur situation. »

En deuxième lieu, cette précision de méthode étant faite, la haute juridiction examine en ces termes « l’importance » du projet en cause, soit la carrière de Nau-Bouques :

« Cependant, outre le fait que, comme l’a relevé la cour, l’exploitation de la carrière de Nau-Bouques devrait permettre la création de plus de quatre-vingts emplois directs dans un département dont le taux de chômage dépasse de près de 50 % la moyenne nationale, il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que le projet de réouverture de la carrière de Nau Bouques s’inscrit dans le cadre des politiques économiques menées à l’échelle de l’Union Européenne qui visent à favoriser l’approvisionnement durable de secteurs d’industrie en matières premières en provenance de sources européennes, qu’il n’existe pas en Europe un autre gisement disponible de marbre blanc de qualité comparable et en quantité suffisante que celui de la carrière de Nau Bouques pour répondre à la demande industrielle et que ce projet contribue à l’existence d’une filière française de transformation du carbonate de calcium. Par suite, eu égard à la nature du projet et aux intérêts économiques et sociaux qu’il présente, la cour a commis une erreur de qualification juridique en estimant qu’il ne répondait pas à une raison impérative d’intérêt public majeur au sens du c) du I de l’article L. 411-2 du code de l’environnement. »

L’intérêt public majeur de cette carrière est donc démontré pour les motifs suivants :

  • Le caractère européen du projet : « le projet de réouverture de la carrière de Nau Bouques s’inscrit dans le cadre des politiques économiques menées à l’échelle de l’Union Européenne qui visent à favoriser l’approvisionnement durable de secteurs d’industrie en matières premières en provenance de sources européennes,
  • L’absence d’autre gisement disponible en europe : « il n’existe pas en Europe un autre gisement disponible de marbre blanc de qualité comparable et en quantité suffisante que celui de la carrière de Nau-Bouques pour répondre à la demande industrielle
  • La contribution à l’existence d’une filière industrielle française : « ce projet contribue à l’existence d’une filière française de transformation du carbonate de calcium. »


Conclusion

Deux lectures de cette décision sont possibles.

La première consiste à insister sur le fait que le Conseil d’Etat admet qu’un projet de carrière puisse présenter un intérêt public majeur.

La deuxième revient à souligner que les critères de définition et les conditions d’appréciation de l’intérêt public majeur demeurent très stricts. C’est sans doute d’abord parce que ce projet de carrière présentait un enjeu européen qu’il répond à cette qualification d’intérêt public majeur.

Il importe de noter que cet arrêt du Conseil d’Etat ne permet pas, à lui seul, de savoir si ce projet de carrière pourra bénéficier d’une dérogation à l’interdiction de principe de destruction d’espèces protégées. Il ne porte que sur la raison d’intérêt public majeur et non pas sur l’ensemble des critères de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées.

L’affaire étant renvoyée devant la Cour administrative d’appel de Marseille, il convient d’attendre la décision de cette dernière.

Arnaud Gossement

Avocat associé – cabinet Gossement Avocats

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