Dérogation espèces protégées : nouvelle possibilité de refus de régularisation de l’autorisation environnementale par le juge administratif (Conseil d’Etat, 6 novembre 2024, n°477317)

Nov 27, 2024 | Environnement

Par une décision n°477317 du 6 novembre 2024, le Conseil d’Etat a précisé que le juge administratif peut refuser d’engager une procédure de régularisation d’une autorisation environnementale – délivrée pour l’exploitation d’une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) – sur le fondement de l’article L.511-1 du code de l’environnement relatif aux intérêts de la police des ICPE. Une jurisprudence qui accroît le risque juridique pour les projets d’installations et de travaux sans garantie que cela soit réellement au bénéfice de la protection de l’environnement. Commentaire.

A titre liminaire, il est utile de rappeler que, par une précédente décision n°456293 du 27 décembre 2024, le Conseil d’Etat avait déjà précisé que le juge administratif peut refuser d’engager une telle régularisation sur le fondement de l’article L.411-2 du code de l’environnement.

Par sa décision rendue ce 6 novembre 2024, le Conseil d’Etat a donc identifié un nouveau fondement sur lequel le juge administratif peut décider de ne pas surseoir à statuer pour permettre au bénéficiaire d’une autorisation environnementale de rechercher une autorisation de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées.

Il convient également de rappeler que :

  • aux termes de l’article L.181-2 du code de l’environnement, l’autorisation environnementale délivrée pour un projet d’activités, installations, ouvrages et travaux relevant de l’article L. 181-1 peut comporter, notamment, l’autorisation de déroger à l’interdiction de destruction d’espèces protégées prévue à l’article L.411-2 du même code ;
  • aux termes de l’article L.181-3 du code de l’environnement, l’autorisation environnementale doit comporter les mesures qui assurent la prévention des dangers ou inconvénients pour les intérêts mentionnés aux articles L. 211-1 (police de l’eau) et L. 511-1 (police des ICPE) du code de l’environnement ;
  • aux termes de l’article L.181-18 du code de l’environnement, le juge administratif, saisi d’un recours en annulation d’une autorisation environnementale, peut engager une procédure de régularisation de celle-ci ;
  • aux termes de l’article L.411-1 du code de l’environnement, l’interdiction de perturbation d’une espèce protégée dans un état de conservation favorable est de principe ;
  • aux termes de l’article L.411-2 du code de l’environnement, l’administration peut délivrer, à certaines conditions, une autorisation de déroger à cette interdiction de destruction d’espèces protégées ;
  • l’article L.511-1 comprend, notamment, la liste des intérêts dont la protection doit être assurée par la police des installations pour la protection de l’environnement.

Dans la présente affaire, la question de droit principale était la suivante : le juge administratif, saisi d’un recours en annulation d’une autorisation environnementale d’exploiter une ICPE, peut-il refuser d’engager une procédure de régularisation sur le seul fondement de l’article L.411-2 du code de l’environnement ou peut-il le faire également sur le fondement de l’article L.511-1 du même code ?

Cette question se rattache à celle, plus vaste, de l’articulation entre les polices des ICPE (article L.511-1 et suivants du code de l’environnement) et des espèces protégées (article L.411-1 et suivants du code de l’environnement). Comme l’a très justement noté le rapporteur public dans ses conclusions prononcées sur cette affaire, ces deux polices s’articulent l’une avec l’autre. L’évaluation environnementale jointe à la demande d’autorisation environnementale doit ainsi respecter les exigences de ces deux polices. Toutefois, il nous semble que la solution proposée par le rapporteur public et retenue par le Conseil d’Etat revient, finalement, à séparer l’exercice de ces deux polices. L’examen des conditions de déclenchement de l’obligation, pour le demandeur d’une autorisation environnementale, de solliciter une autorisation de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées, ne sera pas réalisé par le juge administratif si, d’ores et déjà, il s’avère que l’atteinte à l’état de conservation d’une ou plusieurs espèces protégées est tel qu’il n’est même pas nécessaire d’engager la procédure « dérogation espèces protégées ».

I. Les faits et la procédure

  • 15 novembre 2016 : la société X a demandé au préfet de la Charente-Maritime de lui délivrer une autorisation unique pour un parc de quatre éoliennes située sur le territoire de la commune de Gourvillette (Charente-Maritime).
  • 10 septembre 2020 : par arrêté, le préfet a délivré à cette société l’autorisation unique sollicitée.
  • 5 janvier 2021 : par une requête introduite à cette date, une association a formé un recours en annulation de cette autorisation.
  • 8 juin 2023 : par un arrêt n°21BX00021, la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé cette autorisation unique au motif qu’elle porte une atteinte significative à l’avifaune et, ainsi à l’intérêts protégés par l’article L.511-1 du code de l’environnement. Le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et la société X ont alors déposé des pourvois en cassation devant le Conseil d’Etat, contre cet arrêt.
  • 6 novembre 2024 : par une décision n°477317, le Conseil d’Etat a rejeté ces pourvois et, ainsi, confirmé la solution retenue par la cour administrative d’appel de Bordeaux dans cette affaire.

II. Le juge administratif, saisi d’un recours en annulation d’une autorisation environnementale, peut refuser d’engager une procédure de régularisation de celle-ci, sur le fondement de l’article L.411-2 du code de l’environnement mais aussi de l’article L.511-1 du même code

Aux termes de la décision ici commentée, le Conseil d’Etat a jugé que le juge administratif peut refuser d’engager une procédure de régularisation d’une autorisation environnementale dépourvue d’une autorisation de dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées, sur le fondement de l’article L.511-1 du code de l’environnement.

Sur le refus de régularisation fondé sur l’article L.411-2 du code de l’environnement

Le motif d’illégalité d’une autorisation environnementale pour défaut de dérogation espèces protégées légale est, au regard de la jurisprudence administrative existante, en principe susceptible de faire l’objet d’une régularisation sur le fondement des dispositions de l’article L.181-18 du code de l’environnement. Toutefois, par une décision n°456293 du 27 décembre 2022, le Conseil d’État a identifié une exception : cette irrégularité ne peut être régularisée lorsque, en raison de la gravité du risque d’atteinte à la conservation des espèces protégées, une dérogation ne peut pas être délivrée. Ce qui rend en conséquence impossible la délivrance de l’autorisation environnementale, en entier (cf. notre commentaire).
 
Dans cette affaire qui avait trait à la légalité de l’autorisation environnementale d’exploiter un parc éolien, le Conseil d’Etat a tout d’abord relevé que la cour administrative d’appel de Nantes, dont l’arrêt était frappé d’un pourvoi, avait, à bon droit jugé que l’autorisation environnementale litigieuse était affectée d’un motif d’illégalité pour défaut de demande de dérogation :
« 5. Il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué qu’après avoir estimé que le risque de destruction intentionnelle, par les éoliennes du projet, de spécimens appartenant à l’espèce animale protégée de la cigogne noire était avéré, la cour administrative d’appel s’est fondée aussi bien sur les propres données fournies par le fabriquant du système de détection, dont la mise en place est prévue par l’arrêté litigieux au titre des mesures d’évitement et de réduction des impacts du projet sur l’avifaune, que sur une étude indépendante portant sur ce dispositif, versée au dossier par les associations requérantes, dont il résulte que ce système ne permet pas de détecter 100 % des oiseaux autour de la turbine des éoliennes et donc d’éviter une collision par arrêt de la turbine en temps utile. Après avoir relevé que l’espèce nicheuse de la cigogne noire court un risque majeur d’extinction en France en raison de ses très faibles effectifs, la cour administrative d’appel a pu ainsi estimer, sans entacher son arrêt d’erreur de qualification juridique, que l’atteinte que le parc projeté fera peser sur la conservation de cette espèce à proximité immédiate du site d’implantation des éoliennes constitue un grave danger ou inconvénient pour l’environnement, qui ne pourra pas être prévenu par les mesures spécifiées dans l’arrêté attaqué ou par d’éventuelles autres prescriptions complémentaires et, par conséquent, que la société pétitionnaire aurait dû solliciter une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces animales non domestiques et de leurs habitats, prévue à l’article L. 411-2 du code de l’environnement. »
Il convient de souligner que le risque « de destruction intentionnelle » était, ici, non seulement « avéré » mais portant sur une espèce qui court un « risque majeur d’extinction » en France : « l’espèce nicheuse de la cigogne noire court un risque majeur d’extinction en France en raison de ses très faibles effectifs« .
 
En présence d’un tel risque pour une espèce déjà si menacée, la dérogation ne peut plus être délivrée ni même demandée. Et l’autorisation environnementale qui suppose pourtant la délivrance d’une telle dérogation ne peut plus non plus être accordée. Aussi, la cour administrative d’appel de Nantes avait, selon le Conseil d’Etat et à bon droit, directement annulé l’autorisation environnementale litigieuse :
« 6. Il ressort néanmoins des motifs de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel a annulé l’autorisation délivrée par le préfet en raison de l’atteinte que le parc projeté est susceptible de porter à l’espèce protégée menacée d’extinction de la cigogne noire, et non parce que cet arrêté ne comportait pas la dérogation prévue par l’article L. 411-2 du code de l’environnement. La ministre de la transition écologique n’est, dès lors, pas fondée à soutenir que la cour aurait commis une erreur de droit en annulant l’autorisation environnementale attaquée dans son ensemble au seul motif que celle-ci ne comporte pas cette dérogation. »
Et la régularisation de cette autorisation environnementale ne peut pas être recherchée :

« 8. Alors que l’autre vice affectant l’autorisation environnementale délivrée par l’arrêté du 6 janvier 2020 qu’a relevé la cour administrative d’appel, portant sur l’insuffisance du montant des garanties financières pour le démantèlement et la remise en état du site, était susceptible d’être régularisé par une autorisation modificative, la cour a pu, sans entacher son arrêt d’erreur de droit, juger que le vice tiré de l’atteinte que le parc en projet ferait peser sur la conservation de la population de cigognes noires nicheuses à proximité immédiate du site d’implantation des éoliennes était, pour sa part, insusceptible d’être régularisé, dès lors qu’il était lié à l’emplacement choisi par la société pétitionnaire.« 

Cette décision du Conseil d’Etat, qui doit être lue en complément de l’avis contentieux rendu le 9 décembre 2022 (cf. notre commentaire), est donc importante à un double titre :
  • d’une part, elle permet d’identifier un risque d’atteinte à une espèce protégée en présence duquel, il est vain de solliciter une demande de dérogation espèces protégées.
  • d’autre part, elle permet d’identifier en conséquence une hypothèse dans laquelle la régularisation de l’autorisation environnementale contestée n’a pas à être recherchée par le juge administratif.

Sur le refus de régularisation fondé sur l’article L.511-1 du code de l’environnement

Aux termes de la décision ici commentée et rendue le 6 novembre 2024, le Conseil d’Etat a rejeté le pourvoi déposé devant lui au motif que la cour administrative d’appel de Bordeaux a pu, à bon droit, se fonder sur l’article L.511-1 du code de justice administrative pour annuler l’autorisation environnementale litigieuse

« 7. Sur le fondement de ces constatations, la cour a pu, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation et en motivant suffisamment son arrêt sur ce point, juger qu’au vu de l’ensemble des pièces du dossier qui lui étaient soumis, malgré les mesures d’évitement, de réduction et de compensation prévues, le projet conserverait un impact significatif sur la conservation de l’avifaune présente, en particulier l’outarde, notamment en raison de la perte de territoire de reproduction par effet d’effarouchement, alors que la sauvegarde de cette espèce implique de conserver un noyau dynamique de population pour permettre la dispersion des individus vers les autres zones favorables avoisinantes, de sorte qu’aucune prescription complémentaire n’était susceptible de garantir que le projet ne porte pas atteinte à l’avifaune, en particulier à l’outarde canepetière. Dès lors qu’aucune prescription, notamment celles susceptibles d’être adoptées dans le cadre de la procédure de dérogation prévue par l’article L.411-2 du code de l’environnement, ne pouvait, dans de telles circonstances, permettre d’assurer la conformité de l’exploitation aux dispositions de l’article L. 511-1 du code de l’environnement, la cour pouvait, sans méconnaître son office, ni entacher son arrêt d’erreur de droit, prononcer l’annulation de l’autorisation litigieuse dans son ensemble en raison de l’atteinte à l’un des intérêts protégés par l’article L. 511-1 du code de l’environnement, sans mettre en œuvre les pouvoirs qu’elle tient de l’article L. 181-18 du code de l’environnement en vue de permettre au pétitionnaire de solliciter une dérogation au titre de l’article L. 411-2 du même code. » (nous soulignons)

Ainsi, aux termes de ce point 7 de la décision commentée, la cour administrative d’appel de Bordeaux :

  • a pu, régulièrement, identifié elle-même – et sans besoin d’ordonner un examen des conditions de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées – « l’impact significatif sur la conservation de l’avifaune » que le projet de parc éolien litigieux aurait pu créer, en particulier pour l’outarde canepetière.
  • a ensuite, à bon droit, jugé que cet « impact significatif » n’était pas susceptible d’être maîtrisé par l’élaboration d’un arrêté préfectoral de prescription complémentaire.
  • pouvait donc prononcer « l’annulation de l’autorisation litigieuse dans son ensemble en raison de l’atteinte à l’un des intérêts protégés par l’article L. 511-1 du code de l’environnement, sans mettre en œuvre les pouvoirs qu’elle tient de l’article L. 181-18 du code de l’environnement en vue de permettre au pétitionnaire de solliciter une dérogation au titre de l’article L. 411-2 du même code. »

Le recours à l’article L.511-1 du code de l’environnement justifie donc l’annulation, par le juge administratif, d’une autorisation environnementale qui ne pouvait pas comporter en son sein de dérogation espèces protégées dés l’instant où,

  • d’une part « l »impact » du projet en cause est « significatif » pour une espèce protégée et,
  • d’autre part, qu’aucune prescription ne peut avoir pour effet une maîtrise de cet impact.

Cette solution appelle de notre part les premières observations suivantes.

En premier lieu, si la décision rendue ce 6 décembre 2024 par le Conseil d’Etat a pour objet le contrôle de cassation de l’arrêt rendu le 8 juin 2023 par la cour administrative d’appel de Bordeaux, il apparaît que l’administration elle-même – et pas uniquement le juge administratif – peut désormais procéder de deux manières pour apprécier le risque d’atteinte à l’état de conservation d’une espèce protégée par un projet d’ICPE soumis à autorisation environnementale :

  • soit en vérifiant, au titre de l’article L.511-1 du code de l’environnement, si le projet soumis à autorisation créé un « impact significatif » pour la conservation d’une espèce protégée et en rejetant la demande d’autorisation environnementale si aucune prescription ne permet d’encadrer ce risque d’impact
  • soit en vérifiant, au titre de l’article L.411-2 du code de l’environnement, si les conditions sont réunies pour que le dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées soit exigé de la part du pétitionnaire.

En deuxième lieu, dans une hypothèse pessimiste, la solution ici retenue par le Conseil d’Etat peut être de nature à contrarier l’articulation des polices des ICPE et des espèces protégées. Elle oblige désormais à manier les catégories d’impact significatif et de risque suffisamment caractérisé alors qu’un débat existait déjà à propos de la deuxième quant à son sens exact. Il n’est pas certain que cette jurisprudence contribue à la simplification du droit des espèces protégées.

En troisième lieu, il est également à craindre que cette jurisprudence du Conseil d’Etat n’augmente le risque juridique auquel sont de plus en plus souvent confrontés les projets de travaux ou d’installations sans qu’il soit absolument certain que cela soit au profit de la protection de l’environnement.

L’autorisation de certains projets (ici un parc éolien) nécessaires à la transition énergétique pourrait en effet être écartée sans engagement de la procédure d’examen spécifique prévue à l’article L.411-2 du code de l’environnement. Et cette procédure présente l’intérêt de permettre l’intervention de scientifiques dont la compétence est une garantie pour la protection des espèces. La question se pose de savoir si le fait de s’en remettre au seul juge administratif – dont la compétence est juridique et non écologique – sur le seul fondement de l’évaluation environnementale produite par le pétitionnaire constitue une garantie de même niveau pour la protection des espèces que l’intervention du CNPN ou du CSRPN saisis d’un dossier conçu pour rapporter la preuve de la satisfaction de l’ensemble des conditions visées à l’article L.411-2 du code de l’environnement.

En conclusion, il existe un risque que cette jurisprudence contribue à la complexité du droit et augmente le risque administratif puis contentieux pour nombre de projets sans réelle garantie que cela soit au bénéfice de la protection de l’environnement.

Arnaud Gossement

avocat et professeur associé de droit à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

 

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