Dérogation espèces protégées : malgré la réalisation à 90 % des travaux il peut y avoir urgence à les suspendre (Conseil d’Etat, 8 avril 2024, n°469526)

Avr 16, 2024 | Environnement

Par une cision n°469526 du 8 avril 2024, le Conseil d’Etat a jugé que le juge administratif du référé-suspension ne doit pas se borner à relever l’état avancé des travaux mais doit examiner si l’impact des travaux restant à effectuer sur les espèces protégées peut conduire à regarder la condition d’urgence comme remplie. L’analyse du sens et de la portée de cette décision suppose pour l’instant de faire preuve de prudence.
I. Rappel des faits
30 mai 2022 : le préfet de la Haute-Savoie a délivré à la société des Remontées mécaniques de Megève un arrêté portant dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées conformément à l’article L. 411-2 du code de l’environnement.
16 novembre 2022 : le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a rejeté la demande de suspension de l’exécution de l’arrêté du 30 mai 2022 introduite par deux associations environnementales, Biodiversité sous nos pieds et France Nature Environnement Haute-Savoie.
Aux termes de son ordonnance, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a relevé que la destruction ou la perturbation des espèces protégées résulte des travaux autorisés pour la restructuration du domaine skiable de Rochebrune, à savoir le défrichement puis la réalisation de remontées mécaniques et d’une piste de ski. Il juge que l’atteinte aux espèces protégées est déjà très largement consommée au regard de l’achèvement des travaux préparatoires de terrassement et de génie civil et de la réalisation à 90 % du défrichement de la surface autorisée. Dès lors, il a rejeté la requête pour défaut d’urgence.
8 avril 2024 : Le Conseil d’Etat s’est prononcé sur le pourvoi en cassation des associations Biodiversité sous nos pieds et France Nature Environnement Haute-Savoie. Il a annulé l’ordonnance du 16 novembre 2022 et a renvoyé l’affaire au juge des référés du tribunal administratif de Grenoble.
II. La condition d’urgence doit être appréciée par le juge du référé-suspension au regard des travaux à venir et non des travaux réalisés
La décision rendue ce 8 avril 2024 par le Conseil d’Etat est intéressante s’agissant de la caractérisation de la condition d’urgence dans le cadre d’une demande de suspension d’un arrêté portant dérogation espèces protégées. Aux termes de cette décision ,la seule circonstance que les travaux de défrichement soient réalisés à hauteur de 90 % et que l’atteinte aux espèces protégées soit déjà très largement consommée ne permet pas de conclure au défaut d’urgence.

Aux termes de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, le juge administratif des référés peut suspendre l’exécution d’une décision administrative lorsque les conditions suivantes sont réunies : 

« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision « .
Ainsi, outre les conditions de recevabilité de la requête, le juge du référé-suspension doit vérifier que les deux conditions de fond suivantes sont réunies : 
  • la demande de suspension doit démontrer l’urgence à suspendre l’exécution de la décision administrative litigieuse
  • la demande de suspension doit également comporter un moyen (argument) propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision

De manière très classique, la décision ici commentée du Conseil d’Etat rappelle, au point 3, la méthode d’appréciation par le juge administratif du référé-suspension, de la condition d’urgence :

« 3. L’urgence justifie que soit prononcée la suspension d’un acte administratif lorsque l’exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre. Il appartient au juge des référés d’apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l’acte litigieux sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l’exécution de la décision soit suspendue. Il lui appartient également, l’urgence s’appréciant objectivement et compte tenu de l’ensemble des circonstances de chaque espèce, de faire apparaître dans sa décision tous les éléments qui, eu égard notamment à l’argumentation des parties, l’ont conduit à considérer que la suspension demandée revêtait un caractère d’urgence.« 

C’est surtout le point 7 de la décision rendue ce 8 avril 2024 par la Haute juridiction administrative qui retient l’attention. L’urgence est ici caractérisée alors même que les travaux litigieux ont été largement réalisés. Pour autant, le juge administratif ne peut pas écarter l’urgence à suspendre au seul motif qu’il serait trop tard : il lui faut tenir compte des travaux à venir et de « l’impact des travaux restant à effectuer sur les espèces protégées : 

« 7. Il ressort des énonciations de l’ordonnance attaquée que, pour estimer que la condition d’urgence à suspendre l’exécution de l’arrêté du préfet de la Haute-Savoie du 30 mai 2022 n’était pas établie, alors qu’était invoqué le risque de destruction d’espèces protégées, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a relevé que, eu égard à l’état d’avancement des travaux, notamment la réalisation à 90 % du défrichement de la zone qui avait été autorisée, l’atteinte aux espèces protégées était déjà très largement consommée. En se bornant à relever l’état avancé des travaux, alors que l’argumentation dont il était saisi lui imposait d’examiner si l’impact des travaux restant à effectuer sur les espèces protégées pouvait conduire à regarder la condition d’urgence comme remplie, le juge des référés a entaché son ordonnance d’une erreur de droit.« 

Le juge du référé-suspension du tribunal administratif de Grenoble a donc entaché son ordonnance d’une erreur de droit en ce qu’il s’est borné à relever l’état avancé des travaux sans examiner si l’impact sur les espèces protégées des travaux restant à réaliser pouvait conduire à regarder la condition d’urgence comme remplie.
En conséquence, le Conseil d’Etat annule l’ordonnance du 16 novembre 2022 et renvoie l’affaire au juge des référés du tribunal administratif de Grenoble. Ce dernier devra se prononcer, de nouveau, sur les moyens soulevés par les associations environnementales pour solliciter la suspension de l’arrêté du 30 mai 2022 – d’une part, l’urgence à suspendre eu égard à l’atteinte portée aux espèces protégées et d’autre part, l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté, notamment au regard de l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur et de l’insuffisance de la séquence éviter-réduire-compenser –.
Le point 7 de cette ordonnance appelle les premières observations suivantes. 
En premier lieu, il importe de souligner que le Conseil d’Etat impose une méthode d’appréciation de l’urgence au juge des référés du tribunal administratif mais ne lui impose pas un résultat en particulier. En conséquence, nul ne sait, à l’heure où la présente note est rédigée, si ce juge des référés suspendra ou non l’exécution de l’arrêté portant dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées.
En deuxième lieu, même si le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble devait considérer que les travaux à venir menacent l’état de conservation d’espèces protégées et de leurs habitats, il lui appartiendra aussi de mettre en balance, comme toujours, l’urgence à suspendre avec l’urgence à ne pas suspendre. 
En troisième lieu, il est encore délicat de savoir si cette solution s’impose au contentieux de la dérogation espèces protégées ou trouvera à s’appliquer quel que soit l’objet de l’autorisation dont la suspension de l’exécution est demandée. 
Alexia Thomas – avocate
cabinet Gossement Avocats
A lire également : 

Note du 11 mars 2024 – Dérogation espèces protégées : les mesures de réduction (bridage) du risque proposées par le pétitionnaire doivent être prises en compte pour apprécier la nécessité d’une demande de dérogation (Conseil d’État, 8 mars 2024, n°463249)

Note du 11 décembre 2023 – Dérogation espèces protégées : le « risque suffisamment caractérisé » doit être distingué du « risque négligeable » que présente un projet pour les espèces protégées (Conseil d’État, 6 décembre 2023, n°466696)

Note du 23 octobre 2023 – Dérogation espèces protégées : la mesure de régularisation peut faire l’objet d’un sursis à exécution si elle est de nature à générer un retard ou un surcoût (Conseil d’Etat, 3 octobre 2023, n°474381)

Note du 10 mars 2023 – Dérogation espèces protégées : la production d’énergies renouvelables et le développement des capacités de stockage d’énergie correspondent à l »objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement » (Conseil constitutionnel, 9 mars 2023, loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, n°2023-848 DC)

Note du 1er janvier 2023 – Dérogation espèces protégées : les suites données par les juridictions administratives à l’avis du Conseil d’Etat du 9 décembre 2022

Note du 29 décembre 2022 – La production d’énergies renouvelables relève d’un « intérêt public supérieur » (Règlement (UE) 2022/2577 du Conseil du 22 décembre 2022 établissant un cadre en vue d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables)

Note du 11 décembre 2022 – Dérogation espèces protégées : le Conseil d’Etat précise les conditions et la méthode de demande et d’octroi de la dérogation (Conseil d’Etat, avis, 9 décembre 2022, Association Sud-Artois pour la protection de l’environnement, n°463563)

Note du 31 juillet 2022 – Dérogation espèces protégées : le projet de parc éolien en mer des Iles d’Yeu et de Noirmoutier répond à une « raison impérative d’intérêt public majeur » (Conseil d’Etat, 29 juillet 2022, n°443420)

Note du 10 janvier 2022 – Dérogation espèces protégées : le principe d’interdiction de destruction s’applique aux habitats artificiels et à tout moment (tribunal administratif de Lyon, 9 décembre 2021, n°2001712)

Note du 11 mars 2019 – Espèces protégées et éolien : le contexte énergétique constitue un motif impératif d’intérêt public majeur pouvant justifier une dérogation (cour administrative d’appel de Nantes)

Note du 11 janvier 2018 – Interdiction de destruction d’espèces protégées : le Conseil d’Etat précise les conditions de dérogation

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