Dérogation espèces protégées : sa nécessité peut être examinée à tout moment et pas seulement lors de l’examen d’une modification substantielle de l’installation(Conseil d’Etat)

Jan 10, 2025 | Environnement

Par une décision n°475236 du 31 décembre 2024, le Conseil d’Etat a jugé que l’administration peut examiner la nécessité pour un exploitant d’obtenir une dérogation espèces protégées à tout moment, sans qu’il soit besoin d’attendre une demande de modification substantielle de l’autorisation environnementale délivrée pour l’installation en cause.

I. Rappel des faits et procédures

2002-2017 : par plusieurs arrêtés portant permis de construire devenus autorisation environnementale, le préfet de l’Hérault le 1er mars 2017, autorisé plusieurs sociétés à exploiter des parcs éoliens sur le territoire de la commune de A

9 juillet 2014 : à la suite du constat de plusieurs cas de mortalité de spécimens d’espèces protégées, le préfet de l’Hérault a, par sept arrêtés, imposé à ces sociétés exploitantes, sur le fondement de l’article L. 181-14 du code de l’environnement, des prescriptions complémentaires afin d’assurer la protection de l’avifaune et des chiroptères.

27 décembre 2018 : par des arrêtés complémentaires, le préfet de l’Hérault a prescrit aux mêmes sociétés de nouvelles mesures au regard des cas constatés de mortalité de spécimens d’avifaune, afin de renforcer les dispositifs de régulation mis en place et d’en garantir le suivi.

30 août 2021 : le préfet de l’Hérault a mis en demeure les sociétés exploitantes de respecter les articles 2.1 des arrêtés préfectoraux complémentaires pris le 27 décembre 2018 et de mettre en œuvre une mesure d’urgence.

24 et 29 mars 2021 : courriers par lesquels les associations France Nature Environnement Occitanie-Méditerranée et Ligue pour la protection des oiseaux ont demandé au préfet de l’Hérault de faire usage des dispositions de l’article L. 171-7 du code de l’environnement en prescrivant toutes mesures conservatoires proportionnées de nature à assurer le respect des intérêts protégés au titre des dispositions de l’article L. 411-1 du code de l’environnement et de mettre en demeure les sociétés exploitantes des sept parcs éoliens susmentionnés de régulariser leur situation en déposant une demande de dérogation à la destruction d’espèces protégées au titre de l’article L. 411-2 du code de l’environnement.

Du silence gardé par le préfet de l’Hérault pendant plus de deux mois sont nées deux décisions implicites de rejet.

20 avril 2023 : arrêts par lesquels la cour administrative d’appel de Toulouse a rejeté les requêtes des associations dirigées contre ces refus implicites du préfet de l’Hérault. Pourvois des associations.

II. Le dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées peut être exigé à tout moment

Il convient de rappeler les principales caractéristiques du régime de la dérogation espèces protégées avant de présenter la solution retenue par le Conseil d’Etat aux termes de sa décision ici commentée.

A. Rappel : la dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées

Pour mémoire, le principe d’interdiction du patrimoine naturel protégé est inscrit à l’article L.411-1 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les destinataires de ce principe d’interdiction de destruction sont : les sites d’intérêt géologique ; les habitats naturels : les espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées ; leurs habitats.

Il importe de souligner que le terme « destruction » doit être compris, dans une acception large, comme comprenant aussi, « altération » ou « dégradation ». En droit interne, la possibilité de déroger à ce principe d’interdiction de destruction d’espèces protégées est prévue au 4° de l’article L.411-2 du code de l’environnement. Aux termes de ces dispositions, les conditions de fond suivantes doivent être réunies pour qu’une dérogation – si elle a été demandée – puisse être délivrée par l’administration : l’absence de « solution alternative satisfaisante » ; l’absence de nuisance pour le « maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle » ; la justification de la dérogation par l’un des cinq motifs énumérés au nombre desquels figure « c) (…) l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou (pour) d’autres raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et (pour) des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l’environnement ».

Par un avis n°463563 du 9 décembre 2022, le Conseil d’Etat a précisé, à la demande de la cour administrative d’appel de Douai, son interprétation des dispositions du droit positif relatives aux conditions (cf. notre commentaire de cet avis) d’une part, de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation à l’interdiction d’espèces protégées, d’autre part, de délivrance de cette dérogation, une fois demandée.

S’agissant des conditions de déclenchement de l’obligation de dépôt d’une demande de dérogation, le Conseil d’Etat a précisé que celles-ci sont cumulatives et doivent être appréciées successivement.

  • S’agissant de la première condition relative à l’espèce protégée en cause : le pétitionnaire puis l’administration doivent vérifier si « des spécimens de l’espèce concernée sont présents dans la zone du projet ». Cet examen ne doit porter, ni sur le « nombre de ces spécimens », ni sur leur « état de conservation ».
  • S’agissant de la deuxième condition relative à la nature du risque d’atteinte à l’état de conservation de l’espèce protégée : l’administration doit prendre en compte l’existence du « risque suffisamment caractérisé » au regard des mesures d’évitement et de réduction proposées par le pétitionnaire. Ces mesures doivent présenter deux caractéristiques : elles doivent présenter des « garanties d’effectivité » et permettre de « diminuer le risque ».
A la suite de cet avis, une jurisprudence administrative abondante a apporté des précisions substantielles quant au contenu des conditions de dépôt et d’octroi de l’autorisation de déroger à l’interdiction. Les décisions rendues ce 30 mai 2024 par le Conseil d’Etat présentent l’intérêt d’apporter des précisions importantes quant au contenu de la condition relative au « risque suffisamment caractérisé ». A titre d’exemple, par une décision n°474077 du 30 mai 2024, le Conseil d’État a jugé que le « risque suffisamment caractérisé » doit être caractérisé avec rigueur par le pétitionnaire, dans son étude d’impact, dés l’origine c’est à dire avant et non après la mise en service de l’installation concernée. L’administration puis le juge ne peuvent se borner à vérifier que ce risque sera évalué plus tard et fera l’objet de mesures correctives en tant que de besoin.

B. L’obligation d’examen à tout moment des conditions de dépôt d’une demande de dérogation espèces protégées

Ce principe est confirmé au point 8 de la décision commentée du Conseil d’Etat et ainsi décliné : la nécessité de l’obtention d’une dérogation espèces protégées ne dépend pas de la circonstance que l’autorisation environnementale de l’installation en cause doive faire l’objet d’une modification substantielle :

« 8. Les dispositions des articles L. 181-2, L. 181-3, L. 181-22, L. 411-2 et R. 411-6 du code de l’environnement imposent, à tout moment, la délivrance d’une dérogation à la destruction ou à la perturbation d’espèces protégées dès lors que l’activité, l’installation, l’ouvrage ou les travaux faisant l’objet d’une autorisation environnementale ou d’une autorisation en tenant lieu comportent un risque suffisamment caractérisé pour ces espèces, peu important la circonstance que l’autorisation présente un caractère définitif ou que le risque en cause ne résulte pas d’une modification de cette autorisation. Lorsque la modification de l’autorisation conduit l’autorité administrative à imposer des prescriptions complémentaires dont l’objet est d’assurer ou de renforcer la conservation d’espèces protégées, les dispositions des articles L. 181-14, R. 181-45, R. 411-10-1 et R. 411-10-2 n’ont ni pour objet ni pour effet de faire dépendre la nécessité de l’obtention d’une dérogation  » espèces protégées  » de la circonstance que cette modification présenterait un caractère substantiel. Il appartient à l’autorité administrative de s’assurer que les prescriptions complémentaires qu’elle impose présentent un caractère suffisant et, dans ce cadre, de rechercher si elles justifient, lorsqu’il demeure un risque caractérisé pour les espèces, d’imposer au bénéficiaire de solliciter une telle dérogation sur le fondement de l’article L. 171-1 du code de l’environnement » (nous soulignons)

L’administration est donc tenue de s’assurer à tout moment que les prescriptions complémentaires imposées à l’installation autorisée sont suffisantes et qu’une dérogation espèces protégées est ou non requise. Elle n’est pas tenue d’attendre qu’une modification substantielle de l’installation soit envisagée. Elle peut exiger cette dérogation espèces protégées même si aucune modification substantielle de l’installation n’est projetée.

En conséquence, le fait qu’une autorisation environnementale ait ou non un caractère définitif est sans incidence sur la question de savoir si l’installation autorisée appelle ou non une demande de dérogation espèces protégées. Une association peut donc demander au préfet qu’il examine la nécessité de cette dérogation espèces protégées peu importe que l’installation concernée doive ou non faire l’objet d’une modification des prescriptions de son autorisation :

« 9. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que, pour juger que le préfet de l’Hérault ne pouvait légalement faire droit à la demande des associations requérantes tendant à ce qu’il enjoigne aux sept sociétés exploitantes des parcs éoliens (…), sur le fondement de l’article L. 171-7 du code de l’environnement, de solliciter la délivrance d’une dérogation  » espèces protégées « , la cour s’est bornée à relever que ces sociétés bénéficiaient chacune de permis de construire devenus des autorisations environnementales définitives et ne pouvaient, dès lors, être regardées comme exploitant une installation sans autorisation au sens de cet article L. 171-7. Il résulte de ce qui a été dit au point 8 qu’en statuant ainsi, alors que le caractère définitif des autorisations environnementales en cause était sans incidence sur la possibilité pour le préfet d’enjoindre à tout moment à la société exploitante, au titre de cet article L. 171-7, de solliciter une dérogation  » espèces protégées « , la cour administrative d’appel a entaché son arrêt d’erreur de droit. » (nous soulignons)

Cette jurisprudence confirme la solution déjà établie. Par un jugement n°2001712 en date du 9 décembre 2021, le tribunal administratif de Lyon a confirmé l’application du régime de protection des espèces protégées aux habitats artificiels. Il souligne également que l’administration peut obliger l’exploitant à formuler une demande de dérogation au régime applicable aux espèces protégées à tout moment de l’exploitation d’une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE).

Par ailleurs et surtout, par une décision n°471174 rendue ce 8 juillet 2024, le Conseil d’Etat a confirmé que l’administration doit, à tout moment sur le fondement de l’article L.511-1 du code de l’environnement – et non pas uniquement lorsque les caractéristiques d’une installation soumise à autorisation environnementale font l’objet d’une modification substantielle-, vérifier si les prescriptions d’exploitation garantissent la préservation des espèces protégées et si l’exploitant est tenu de déposer une demande de dérogation à l’interdiction de leur destruction (cf. notre commentaire)
Arnaud Gossement

avocat et professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

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