Charte de l’environnement : le juge judiciaire est compétent, à certaines conditions, pour statuer sur une demande de réparation du préjudice écologique causé par une activité autorisée (AMM) par l’administration (Cour de cassation, 13 novembre 2025, n°500 FS-B)

Déc 18, 2025 | Droit de l'Environnement

En cette année du vingtième anniversaire de la Charte de l’environnement, la Cour de cassation vient, pour la deuxième fois (cf. notre commentaire) d’en faire application. Mais d’une manière qui peut apparaître surprenante. Par un arrêt rendu ce 13 novembre 2025, la Cour de cassation a jugé, notamment, que le juge judiciaire est, en principe, compétent pour statuer une demande de réparation du préjudice écologique résultant d’une activité autorisée par l’administration. Ici la commercialisation d’un insecticide (l’imidaclopride de la famille de la famille des néonicotinoïdes) bénéficiant d’une autorisation administrative de mise sur le marché. La Cour de cassation a toutefois entendu réaliser un équilibre entre ce principe et un autre : le principe de séparation des autorités judiciaire et administrative (loi des 16 et 24 août 1790). Le juge judiciaire n’est donc compétent qu’à deux conditions : d’une part, il ne doit pas s’immiscer dans l’exercice des pouvoirs reconnus à l’administration, d’autre part, doit vérifier qu’existe la preuve, « au vu d’études scientifiques ultérieures » d’éventuels manquements : soit à l’obligation de vigilance environnementale résultant des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement, soit à des obligations résultant du règlement CE n° 1107/2009 du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. Paradoxalement, la Charte de l’environnement a ici pour effet de limiter l’engagement d’une procédure conçue comme protectrice de l’environnement, à savoir la procédure de réparation devant le juge judiciaire du préjudice écologique, y compris lorsque celui-ci résulte d’une activité autorisée par l’administration. Commentaire.

Résumé

1. Le 25 mai 2022, la Ligue pour la protection des oiseaux a fait assigner plusieurs sociétés devant le tribunal judiciaire de Lyon aux fins de cessation et réparation du préjudice écologique consécutif à l’utilisation massive d’un insecticide de la famille des ‘néonicotinoïdes’, en particulier l’imidaclopride commercialisé en France depuis les années 1990. Pour la LPO, cette utilisation a des effets dévastateurs pour la biodiversité et particulièrement pour les oiseaux des champs.

2. Un débat s’est alors engagé entre les parties sur, notamment, la question de la compétence du juge judiciaire pour statuer sur une demande de réparation du préjudice écologique causé par une activité bénéficiant d’une autorité administrative.

3. Par une décision datée du 13 novembre 2025, la Cour de cassation a défini un principe et énoncé deux conditions à l’application de ce principe :

  • Le principe : le juge judiciaire est, en principe, compétent pour statuer sur une demande de réparation du préjudice écologique, y compris lorsque celui-ci est causé par une activité autorisée par l’administration
  • La première condition : cette compétence de principe du juge judiciaire pour doit s’articuler avec un autre principe : le principe de séparation des autorités judiciaire et administrative qui interdit au juge judiciaire de s’immiscer dans l’activité de l’administration (loi des 16 et 24 août 1790).
  • La deuxième condition, en deux branches : le juge judiciaire doit vérifier qu’existe la preuve, « au vu d’études scientifiques ultérieures » d’éventuels manquements :

4. A notre sens, la solution ici retenue par la Cour de cassation n’est pas entièrement valable pour toutes les activités autorisées par l’administration mais pour le cas spécifique, des autorisations de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques.

Commentaire

I. Les faits et la procédure

25 mai 2022 : la Ligue pour la protection des oiseaux a fait assigner plusieurs sociétés devant le tribunal judiciaire de Lyon aux fins de cessation et réparation du préjudice écologique consécutif à l’utilisation d’un insecticide de la famille des ‘néonicotinoïdes’, en particulier l’imidaclopride commercialisé en France depuis les années 1990. Pour la LPO, cette utilisation a des effets dévastateurs pour la biodiversité et particulièrement pour les oiseaux des champs.

Dans le détail, les demandes de la Ligue de protection des oiseaux devant le tribunal judiciaire de Lyon étaient les suivantes :

avant-dire droit sur le préjudice écologique,

  • ordonner une mesure d’expertise confiée à tel spécialiste en écologie de la restauration, biologie de la conservation, écologie des communautés, écotoxicologie, écologie quantitative en général, avec mission, notamment : d’évaluer les effets des produits contenant de l’imidaclopride sur les sols, les eaux, la flore et la faune sauvage ; d’évaluer les pertes des éléments des écosystèmes (flore et faune) ainsi que les pertes de fonctionnalités et des services écosystémiques découlant de l’usage de l’imidaclopride ; de déterminer les mesures propres à restaurer l’état initial de l’environnement, à défaut, de fournir un niveau de ressources naturelles ou de services comparables à ceux qui auraient été fournis si l’environnement affecté avait été rétabli en son état initial et en dernier lieu, à compenser les pertes intermédiaires de ressources naturelles ou de services

à titre principal, sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux, à titre subsidiaire, sur le fondement du manquement à l’obligation de vigilance,

  • condamner in solidum les sociétés à réparer le préjudice écologique subi par l’environnement
  • ordonner aux sociétés : de cesser la commercialisation et la livraison de produits contenant de l’imidaclopride ; d’informer l’ensemble des clients ayant acheté des produits contenant de l’imidaclopride des risques liés à leur usage ; de procéder au rappel des produits vendus contenant de l’imidaclopride ; condamner solidairement les sociétés à lui verser la somme de 100 000 euros au titre de son préjudice moral

17 mai 2022 : par une ordonnance de ce jour, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lyon a :

  • rejeté les exceptions d’incompétence soulevées par les sociétés intimées
  • rejeté l’exception de nullité invoquée par la société Bayer
  • rejeté la demande de renvoi préalable à la formation de jugement pour statuer sur la fin de non recevoir tirée de la prescription
  • rejeté les fins de non recevoir invoquées en défense
  • déclaré recevable l’action de l’association Ligue pour la protection des oiseaux
  • rejeté les demandes de questions préjudicielles présentées en application de l’article 49 du code de procédure civile
  • rejeté la demande d’expertise présentée par l’association LPO

21 décembre 2023 : arrêt par lequel la Cour d’appel de Lyon (CA Lyon, 21 décembre 2023, RG n° 22/04412) a

  • confirmé l’ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Lyon, sauf en ce qu’elle a déclaré le juge judiciaire compétent pour statuer sur la totalité des demandes présentées devant lui et a rejeté la fin de non recevoir tirée de la prescription de l’action en responsabilité fondée sur l’article 1245 du code civil
  • dit que le juge judiciaire n’est pas compétent pour statuer sur les demandes de la LPO tendant à ce qu’il soit ordonné aux sociétés B… de cesser la commercialisation et la livraison de produits contenant de l’imidaclopride, d’informer l’ensemble des clients ayant acheté des produits contenant de l’imidaclopride des risques liés à leur usage et de procéder au rappel des produits vendus contenant de l’imidaclopride et renvoie la LPO à mieux se pourvoir devant le juge administratif en ce qui concerne ces demandes
  • déclaré prescrite l’action principale de la Ligue pour la protection des oiseaux fondée sur l’article 1245 du code civil
  • renvoyé l’affaire devant le juge de la mise en état pour la poursuite de l’instruction

13 novembre 2025 : arrêt par lequel la Cour de cassation a rejeté les pourvois dirigés contre l’arrêt de la Cour d’appel de Lyon.

II. Le droit positif et la jurisprudence relatifs à la réparation du préjudice écologique (Rappel)

Pour mémoire, il est utile de rappeler quelles sont les règles de droit et principaux éléments de la jurisprudence relatifs à la réparation du préjudice écologique.
A. Le droit positif relatif à la réparation du préjudice écologique
Pour mémoire, aux termes de l’article 1246 du code civil, dans sa rédaction issue de l’article art. 4-VI de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages : « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer. » Le préjudice écologique est défini comme suit à l’article 1247 du même code : »Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »
Le préjudice écologique correspond donc à deux types d’atteintes : une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes » (préjudice écologique pur) ou une atteinte « aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement« . L’article 1248 du code civil précise que l’action en réparation est ouverte « à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l’État, l’Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement ».
L’article 4 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 dispose que le recours en réparation du préjudice écologique est irrecevable lorsque le préjudice a donné lieu à une « action en justice » introduite avant le 1er octobre 2016 : « VIII. – Les articles 1246 à 1252 et 2226-1 du code civil, dans leur rédaction résultant du VI du présent article, sont applicables à la réparation des préjudices dont le fait générateur est antérieur au 1er octobre 2016. Ils ne sont pas applicables aux préjudices ayant donné lieu à une action en justice introduite avant cette date« .
B. La jurisprudence judiciaire relative à la réparation du préjudice écologique
Cour d’appel de Nouméa, 25 février 2014, n°11/00187 (pollution du lagon de la Nouvelle-Calédonie par un déversement d’acide de l’usine de traitement de nickel de la Société V. détruisant un grand nombre de poissons) :

« Qu’en l’espèce, il n’est pas contestable que la pollution a porté une atteinte aux eaux, aux milieux aquatiques et à leurs fonctions, de façon massive, même si elle a été passagère selon la société V., qui insiste sur la reconstitution de la vie aquatique dans la zone impactée pour en déduire que n’existerait aucun préjudice, du seul fait de l’absence de conséquences durables ou irréversibles ; Attendu qu’il résulte des pièces produites la preuve d’une atteinte grave affectant les eaux et milieux aquatiques, leur état et leur potentiel écologique, leurs qualités et leurs fonctions écologiques ; que ces atteintes ont nécessairement pris la forme de perturbations biologiques, physiques ou chimiques, certes limitée dans le temps, la pollution ayant eu un impact ponctuel ;
Attendu qu’il en est résulté, aussi, une atteinte aux espèces et à leurs fonctions c’est-à-dire des atteintes portées aux espèces de faune et de flore, qu’elles appartiennent ou non à la catégorie d’espèces protégées, ainsi qu’à leurs fonctions écologiques ;
Qu’en effet, la pollution a détruit dans la zone du creek de la Baie nord toute vie aquatique, ainsi que le reconnaît l’industriel, qui indique en se fondant sur des rapports que cette vie aquatique s’est ensuite rapidement reconstituée ; qu’il n’en demeure pas moins qu’il en est résulté une destruction des espèces vivantes et la dégradation d’un habitat et même d’un «écosystème», c’est à dire des complexes dynamiques formés de communautés de plantes, d’animaux et de micro-organismes et de leur environnement non vivant qui, par leur interaction, forment des unités fonctionnelles ;
Qu’il s’en déduit, qu’il y a bien eu, en l’espèce, une atteinte aux fonctions écologiques, lesquelles s’entendent des interactions entre les éléments et les processus biologiques et biophysiques qui permettent le maintien et le fonctionnement des écosystèmes ;
Attendu que la société V. admet un impact important mais de courte durée sur une surface d’environ 2 ha ; que le dommage, même s’il n’a pas été irréversible, a été grave ; qu’ainsi se trouve admis dans les propres écritures de l’industriel, et établi par les rapports produits, l’existence d’un préjudice grave causé à l’environnement ou préjudice écologique pur limité dans le temps comme dans l’espace, mais qui n’en est pas moins indemnisable ;
Que la Cour dispose des éléments suffisants pour évaluer ce préjudice, sans avoir recours à l’expertise sollicitée par les associations ;
Que ce préjudice sera réparé par l’allocation d’une indemnité globale de 10 millions de Francs CFP que l’industriel sera condamné à verser aux associations concernées«

Cour de cassation. crim. 22 mars 2016, n° 13-87.650 (pollution au fuel dans l’estuaire de la Loire, intervenue le 16 mars 2008 et occasionnée par une rupture de tuyauterie de la raffinerie de Donges exploitée par la société Total Raffinage) :

« Vu les articles 1382 du code civil, L. 142-2 du code de l’environnement et 593 du code de procédure pénale, ensemble les articles L. 161-1 et L. 162-9 du code de l’environnement ; Attendu que, d’une part, le préjudice écologique consiste en l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement et découlant de l’infraction ; que la remise en état prévue par l’article L. 162-9 du code de l’environnement n’exclut pas une indemnisation de droit commun que peuvent solliciter, notamment, les associations habilitées, visées par l’article L. 142-2 du même code ;[…] Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure qu’à la suite d’une pollution au fuel dans l’estuaire de la Loire, intervenue le 16 mars 2008 et occasionnée par une rupture de tuyauterie de la raffinerie de Donges, exploitée par la société Total raffinage marketing, cette dernière, reconnue coupable de rejet en mer ou eau salée de substances nuisibles pour le maintien ou la consommation de la faune ou de la flore et de déversement de substances entraînant des effets nuisibles sur la santé ou des dommages à la faune ou à la flore, a été condamnée à indemniser diverses collectivités territoriales et associations de leurs préjudices ; que l’association Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) a interjeté appel ; Attendu qu’après avoir implicitement reconnu l’existence d’un préjudice écologique, la cour d’appel, pour débouter la LPO de sa demande d’indemnisation, retient que celle-ci l’a d’abord chiffrée sur la base d’une estimation, par espèces, du nombre d’oiseaux détruits alors que cette destruction n’est pas prouvée ; que les juges ajoutent qu’en évaluant ensuite son préjudice sur la base de son budget annuel de la gestion de la baie de l’Aiguillon, la partie civile confond son préjudice personnel et le préjudice écologique, ses frais de fonctionnement n’ayant pas de lien direct avec les dommages causés à l’environnement ;
Mais attendu qu’en statuant ainsi, par des motifs pris de l’insuffisance ou de l’inadaptation du mode d’évaluation proposé par la LPO alors qu’il lui incombait de chiffrer, en recourant, si nécessaire, à une expertise, le préjudice écologique dont elle avait reconnu l’existence, et consistant en l’altération notable de l’avifaune et de son habitat, pendant une période de deux ans, du fait de la pollution de l’estuaire de la Loire, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision »

Cour d’appel de Rennes, corr., 9 décembre 2016, n° 202/2016. La Cour d’appel de Rennes a retenu ici l’existence d’un préjudice écologique pur qui s’est traduit par des pertes concrètes pour l’environnement :

« Considérant que le préjudice écologique «pur» est l’atteinte non négligeable directe ou indirecte à l’environnement naturel, l’eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité et l’interaction de ces éléments à l’écosystème ; qu’en l’espèce, il s’agit de l’atteinte aux oiseaux, à leur habitat, à leur nourriture, se traduisant par la mort de certains oiseaux, leur désertion temporaire des sites pollués pendant deux ans ».

Cour de cassation. crim. 28 mai 2019 n° 18-83.290 (loi Biodiversité inapplicable à une action en justice introduite antérieurement) :

« Attendu qu’en allouant à la fédération Sepanso une somme au titre du préjudice « environnemental » résultant de l’atteinte directement portée par l’infraction au milieu aquatique et marécageux, et dès lors qu’un préjudice écologique, consistant en l’atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement et découlant de l’infraction était déjà reconnu par la jurisprudence antérieurement à la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 (Crim., 25 septembre 2012, no 10-82.938, Bull., no 198), qui l’a consacré de sorte que l’article 4, VIII, de cette loi doit être interprété non pas comme interdisant la réparation du préjudice écologique lorsque l’action civile a été engagée avant l’entrée en vigueur de ce texte mais comme dispensant cette action du respect du formalisme prescrit par les dispositions, créées par la loi précitée la cour d’appel n’a méconnu aucun des textes visés au moyen, lequel doit être écarté »

Tribunal correctionnel de Marseille, 6 mars 2020, n°18330000441 (Parc National des Calanques : activités de pêches illégales pendant plusieurs années entrainant le pillage de 4,6 tonnes de poissons, de poulpes et d’oursins dans des eaux interdites à la pêche au sein du Parc national des Calanques – Préjudice écologique causé à l’écosystème des calanques Condamnation à 350.060€) :

« S’agissant des délits commis par les défendeurs au préjudice de l’écosystème en cause, il importe de souligner qu’ils ressortent d’actions, certes individuelles, mais intenses, concertées, et prolongées pendant plusieurs années.
Mais surtout, alors que l’intérêt général commandait, pour assurer la préservation d’un milieu manifestement menacé, de prendre des mesures d’interdiction de pêche de certaines espèces et de création d’un parc national, les prévenus se sont précisément attaqués, en priorité, aux espèces et zones qui, du fait même de leurs fragilités et de leurs intérêts pour l’ensemble de l’écosystème des calanques, avaient rendu nécessaires les mesures de protection bafouées. Les prohibitions pénales destinées à dissuader chacun de commettre de telles atteintes caractérisent, là encore leur gravité. En raison même de sa nature […] l’atteinte ainsi portée ne saurait être regardée autrement que comme non-négligeable« .

Cour de cassation. crim., 10 nov. 2020, n° 20-82.245 (transmission d’une QPC – conformité à la charte de l’environnement de la limitation du droit à réparation du préjudice écologique) :

« L’article 1247 du Code civil qui limite le préjudice écologique réparable à « l’atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » est-il contraire aux articles 3 et 4 de la charte de l’environnement à valeur constitutionnelle, selon lesquels toute personne doit prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de causer à l’environnement, en limiter les conséquences et contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, sans poser aucune limitation concernant la gravité du préjudice ? »
2. La disposition législative contestée est applicable à la procédure et n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.
3. La limitation du droit à réparation au seul préjudice consistant en une atteinte non négligeable à l’environnement présente, compte tenu de la place croissante qu’occupent les questions relatives aux atteintes portées à l’environnement dans le débat public, un caractère nouveau au sens que le Conseil constitutionnel donne à ce critère alternatif de saisine.
4. Il y a donc lieu de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel« .

III. La solution retenue par la Cour de cassation
A titre liminaire, il convient de souligner que cette décision peut faire l’objet de plusieurs interprétations. Sur un point notamment. La solution ici retenue par la Cour de cassation est-elle applicable :
  • à toutes les demandes de réparation du préjudice écologique, y compris lorsqu’il est causé par une activité faisant  l’objet d’une autorisation administrative en général,
  • aux demandes de réparation du préjudice écologique, y compris lorsqu’il est causé par une activité faisant  l’objet d’une autorisation administrative de mise sur le marché (AMM) en particulier ?
A notre sens, la deuxième hypothèse doit être retenue. L’arrêt ne fait référence qu’aux AMM et l’exigence relative à la production d’études scientifiques ultérieures semble aussi faire référence au suivi de l’AMM.
A. Le principe : le juge judiciaire est compétent pour statuer sur une demande de réparation du préjudice écologique résultant d’une activité autorisée par l’administration

La Cour de cassation a ici jugé que le juge judiciaire est bien compétent :

  • d’une part, pour statuer sur une demande de réparation fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux, dirigée contre une personne de droit privé, même si le produit en cause bénéficie d’une autorisation administrative : « 9. En premier lieu, l’action en réparation fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux dirigée contre une personne de droit privé, relève de la compétence du juge judiciaire, même si le produit en cause bénéficie d’une autorisation administrative. »
  • d’autre part, pour statuer sur une demande de réparation du préjudice écologique, contre toute personne de droit privé, y compris celle qui exerce une activité autorisée par l’administration : « 10. En second lieu, l’action en réparation du préjudice écologique, visée aux articles 1246 et suivants du code civil, peut, en l’absence de toute limitation de son champ d’application, être engagée devant le juge judiciaire contre toute personne de droit privé, y compris celle qui exerce une activité autorisée par l’administration. »

Notre commentaire sera consacré à ce deuxième sujet : la compétence du juge judiciaire pour statuer sur une demande de réparation du préjudice écologique résultant d’une activité autorisée par l’administration.

B. Les conditions d’application du principe

L’arrêt ici commenté fait état des deux conditions suivantes :

  • La condition relative au respect du principe de séparation des autorités judiciaire et administrative
  • La condition tenant à la preuve, « au vu d’études scientifiques ultérieures » soit d’éventuels manquements à l’obligation de vigilance environnementale résultant des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement, soit à des obligations résultant du règlement CE n° 1107/2009 du 21 octobre 2009.

1. La condition relative au respect du principe de séparation des autorités judiciaire et administrative

Il convient de rappeler que l’article 13 du titre II de la loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire – toujours en vigueur – dispose que le juge judiciaire ne peut pas s’immiscer dans l’activité de l’administration :

« Article 10 : Les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du Corps législatif, sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture.

Article 12 : Ils ne pourront point faire de règlements, mais ils s’adresseront au corps législatif toutes les fois qu’ils croiront nécessaire, soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle.

Article 13 : Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. »

Ce principe de séparation a été réitéré à l’article 3 de la Constitution du 3 septembre 1791 :

« Article 3. – Les tribunaux ne peuvent, ni s’immiscer dans l’exercice du Pouvoir législatif, ou suspendre l’exécution des lois, ni entreprendre sur les fonctions administratives, ou citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions.« 

Enfin, le décret du 16 fructidor an III (2 septembre 1795) précise, dans sa version en vigueur :

« Défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit« .

Si, au point 10 de sa décision, la Cour de cassation a consacré la compétence de principe du juge judiciaire pour connaître d’une action en réparation du préjudice écologique causé par une activité autorisée par l’administration, elle aussi pris soin de rappeler un autre principe avec lequel le premier doit nécessairement s’articuler : le principe de séparation des autorités judiciaire et administrative

« 11. Il est, par ailleurs, jugé que le juge judiciaire est seul compétent pour statuer sur l’indemnisation des préjudices causés aux tiers par l’implantation ou le fonctionnement d’une installation ou d’une activité autorisée (TC, 23 mai 1927, consorts Neveux et Kohler, n° 755 ; TC 14 mai 2012, Mme Girardeau et autres c/ société Orange France et autres, n° C3848), même sur le fondement d’une responsabilité pour faute, sous réserve que, pour apprécier l’existence de cette faute, le juge ne s’immisce pas dans l’exercice des pouvoirs reconnus à l’administration (3e Civ., 30 novembre 2022, pourvoi n° 21-16.404, publié). »

Deux principes doivent donc être articulés : le principe de compétence du juge judiciaire pour statuer sur une demande de réparation du préjudice écologique, y compris lorsque celui-ci procède d’une activité autorisée par l’administration et le principe séparation des autorités judiciaire et administrative. Le deuxième vient nécessairement borner le champ d’application du premier.

2. La condition tenant à la preuve, « au vu d’études scientifiques ultérieures » soit d’éventuels manquements à l’obligation de vigilance environnementale résultant des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement, soit à des obligations résultant du règlement CE n° 1107/2009 du 21 octobre 2009.

Il est important, tout d’abord, de souligner que ce point 12 commence par ces termes « Il en résulte que ». De telle sorte que le contenu 12 est une conséquence des énoncés des points 10 et 11 et comporte, à lui seul, les trois conditions à respecter pour que le juge judiciaire se déclare compétent :

« 12. Il en résulte que, lorsque les fautes invoquées au soutien d’une demande en réparation d’un préjudice écologique sont de nature à conduire le juge judiciaire, non pas à substituer son appréciation à celle portée par l’autorité administrative lors de la délivrance des autorisations de mise sur le marché de produits, mais à apprécier, au vu d’études scientifiques ultérieures, l’existence d’éventuels manquements à l’obligation de vigilance environnementale résultant des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement (Cons. Const., décision n° 2011-116 du 8 avril 2011) ou à des obligations résultant du règlement CE n° 1107/2009 du 21 octobre 2009, l’action en réparation du préjudice écologique sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun relève de la compétence du juge judiciaire.« 

Ainsi, si la compétence du juge judiciaire est de principe, ce dernier doit toutefois vérifier que ces deux conditions sont réunies.

  • d’une part, le juge judiciaire doit vérifier que l’appréciation des fautes invoquées au soutien de la demande de réparation ne l’amène, « pas à substituer son appréciation à celle portée par l’autorité administrative lors de la délivrance des autorisations de mise sur le marché de produits »
  • d’autre part, le juge judiciaire, au vu d’études scientifiques ultérieures doit vérifier l’existence d’éventuels manquements à l’obligation de vigilance environnementale résultant des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement ou à des obligations résultant du règlement CE n° 1107/2009 du 21 octobre 2009, l’action en réparation du préjudice écologique

Cette deuxième condition appelle les observations suivantes.

En premier lieu, l’examen de la deuxième condition suppose que le juge judiciaire soit saisi « d’études scientifiques ultérieures ». Ce qui peut s’avérer complexe. Qu’entend la Cour de cassation par « études scientifiques » ? Et par « ultérieures », un mot qui peut notamment être interprété de plusieurs manières selon que ces études auront été engagées avant ou après la première ou un autre autorisation administrative de mise sur le marché ? Autre question : ces études scientifiques ultérieures doivent elles être produites par la partie demanderesse avant toute mesure d’expertise judiciaire ? Dans la négative, cela pourrait aboutir à ce que l’expertise judiciaire soit utilisée pour suppléer la partie concernée dans la carence de cette preuve ?

En deuxième lieu, on notera que la Cour de cassation, pour la deuxième fois en 2025, se fonde sur l’obligation de vigilance telle qu’identifiée par le Conseil constitutionnel à partir des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement. Paradoxalement, la Charte de l’environnement a ici pour effet de limiter l’engagement d’une procédure conçue comme protectrice de l’environnement, à savoir la procédure de réparation devant le juge judiciaire du préjudice écologique, y compris lorsque celui-ci résulte d’une activité autorisée par l’administration. La preuve du manquement à cette obligation de vigilance constitue en effet une condition de la compétence du juge judiciaire pour connaître de l’action en réparation du préjudice écologique.

B. Sur le point de départ du délai décennal de prescription de l’action en réparation

Le deuxième apport de la décision rendue le 13 novembre 2025 par la Cour de cassation tient à la précision du point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité tendant à la réparation du préjudice écologique.

L’arrêt rappelle que cette action se prescrit par dix ans : « 18. Selon l’article 2226-1 du code civil, l’action en responsabilité tendant à la réparation du préjudice écologique au sens des articles 1246 et suivants du code civil se prescrit par dix ans à compter du jour où le titulaire de l’action a connu ou aurait dû connaître la manifestation de ce préjudice. » Restait à interpréter les mots « à compter du jour où le titulaire de l’action a connu ou aurait dû connaître la manifestation de ce préjudice« .

Sans surprise et selon la méthode d’interprétation par référence aux travaux du législateur, la Cour de cassation précise que ce point de départ du délai décennal de prescription doit être fixé « non à la date de ce fait générateur, mais à celle de la connaissance du dommage » : 

« 19. Il ressort des travaux préparatoires de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, qu’en rendant cette loi applicable à la réparation des préjudices dont le fait générateur est antérieur au 1er octobre 2016, en fixant le point de départ de la prescription, non à la date de ce fait générateur, mais à celle de la connaissance du dommage et en n’enfermant cette action dans aucun délai butoir, le législateur a entendu offrir les plus larges possibilités d’action en réparation du préjudice écologique au regard de la nature particulière de celui-ci, dont les effets peuvent ne se manifester que de nombreuses années après leur fait générateur.« 

Il s’agit, comme l’arrêt le souligne au point 20, d’une jurisprudence déjà existante :

« 20. Il est en outre jugé que le délai de prescription de l’action en réparation d’un préjudice court à compter du jour où le demandeur à l’action a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur ainsi que le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur (Ch. mixte, 19 juillet 2024, pourvois n° 20-23.527 et 22-18.729, publiés)« .

L’arrêt ici commenté est intéressant en ce qu’il précise ce qu’il convient d’entendre par « avoir connaissance du dommage ». De simples suspicions ne sont pas assimilables à une véritable information :

« 21. Il en résulte que le point de départ de la prescription décennale de l’action en réparation d’un préjudice écologique, laquelle ne saurait courir dès les premières suspicions d’un effet indésirable d’un produit sur l’environnement, ne peut être fixé avant la date à laquelle des indices graves, précis et concordants d’imputabilité du préjudice environnemental dont le demandeur sollicite réparation peuvent être raisonnablement invoqués au soutien de cette action. »

Au cas d’espèce, la date du point de départ du délai décennal de prescription correspond donc à la date à laquelle étaient disponibles des « publications scientifiques concordantes »

« 22. Si la cour d’appel a constaté que la LPO indiquait dans ses conclusions que les sociétés défenderesses avaient commercialisé de l’imidaclopride depuis 2011 alors que les premières manifestations du préjudice écologique en France venaient d’être documentées, en avril 2011, dans un rapport établi par la direction des études et de la recherche de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, elle n’a pas fait sienne cette chronologie et a relevé, par une appréciation souveraine de la portée des pièces soumises à son examen, qu’il ressortait d’articles de revues scientifiques publiés en avril, mai et juillet 2014 que l’imidaclopride et le fipronil étaient reconnus toxiques pour de nombreux oiseaux et la plupart des poissons, que l’utilisation de l’imidaclopride et de la clothianidine en traitement de semences sur certaines cultures présentait des risques pour les petits oiseaux, l’ingestion de quelques semences traitées pouvant entraîner une mortalité ou altérer la reproduction des espèces d’oiseaux sensibles, que les données recueillies indiquaient que les insecticides systémiques, les néonicotinoïdes et le fipronil étaient capables d’exercer des effets directs et indirects sur la faune vertébrée terrestre et aquatique et que l’insecticide néonicotinoïde le plus couramment utilisé, l’imidaclopride, avait un impact négatif sur les populations d’oiseaux insectivores.

23. Ayant ainsi fait ressortir que la publication, en avril 2011, d’une étude de cas n’était pas suffisante à établir la connaissance, à cette date, par la LPO du lien de causalité entre le fait générateur et la manifestation du dommage dont elle sollicitait réparation, elle a pu en déduire, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que, celle-ci n’ayant été acquise qu’à la date de publications scientifiques concordantes, en mai, juin et juillet 2014, l’action engagée en mai et juin 2021 n’était pas prescrite. » (nous soulignons)

Arnaud Gossement

avocat et professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

A lire également : 

Note du 5 juin 2024 – Préjudice écologique : les espèces et habitats protégés n’ont pas de valeur vénale (Cour de cassation, 26 mars 2024, n° 23-81.410)

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