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Devoir de vigilance : commentaire de la décision du tribunal judiciaire de Nanterre du 30 janvier 2020
Par une décision datée du 30 janvier 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre s’est déclaré incompétent pour statuer sur la demande de plusieurs associations de défense de l’environnement et tendant, principalement, à ce que la société Total complète son « plan de vigilance ». Une décision qui relance le débat sur l’objet exact de ce plan de vigilance.
Analyse. Cette décision du tribunal judiciaire de Nanterre est très intéressante. Au-delà de la question procédurale du juge compétent c’est la question du sens et de la portée exacte de la loi du 27 mars 2017 qui est ici posée. Cette question peut être formulée en ces termes : la loi sur le devoir de vigilance a-t-elle pour objet de renforcer l’information des actionnaires de certaines grandes sociétés anonymes en leur permettant de disposer d’un « plan de vigilance » ou, bien plus largement, cette loi a-t-elle pour objet d’améliorer l’information environnementale de tous les citoyens en général ?
I. Rappel : la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre
Drame du Rana Plaza. La loi « devoir de vigilance » du 27 mars 2017 procède d’une proposition de loi défendue par le député Dominique Potier qui en a été le rapporteur à l’Assemblée nationale. Comme le précise l’exposé des motifs de la proposition de loi, ce texte a été rédigé en réponse au drame du « Rana Plaza » :
« Le 24 avril 2013, un immeuble qui abritait plusieurs usines textiles s’est effondré au Bangladesh : 1 138 personnes ont trouvé la mort. Des milliers d’autres se retrouvent handicapées à vie et incapables de travailler à nouveau. Dans les décombres ont été retrouvées des étiquettes de grandes marques de vêtements européennes et françaises pour lesquelles travaillaient ces sous-traitants bangladais. Les donneurs d’ordre ont parfois nié leurs relations avec ces sous-traitants, preuve qu’ils ne contrôlaient pas pleinement leur chaîne de production. »
Code de commerce. Concrètement, la loi du 27 mars 2017 a inséré un nouvel article L 225-102-4 au sein du code de commerce pour que soit mis à la disposition des actionnaires de grandes sociétés anonymes possédant des filiales à l’étranger, un « plan de vigilance ».
A titre liminaire, il est important de souligner ce choix : le législateur a choisi le code de commerce et non le code de l’environnement pour imposer aux sociétés anonymes un devoir de production et de présentation d’informations sur l’impact environnemental de leur activité. Ce nouvel article L.225-102-4 a été inséré au sein du Chapitre V (« des sociétés anonymes ») du Titre II (« Dispositions particulières aux diverses sociétés commerciales ») du Livre II (« Des sociétés commerciales et des groupements d’intérêt économique »). Plus précisément encore, ce nouvel article L.225-102-4 a été inséré au sein de la section 3 consacrée aux « assemblées d’actionnaires ». Il convient donc de souligner que, par conséquence de ce choix d’enrichir cette partie du code de commerce, la loi du 27 mars 2017 a d’abord pour objet de renforcer le droit à l’information des actionnaires de certaines sociétés anonymes.
Au sein de cette section 3 consacrée aux assemblées d’actionnaires des sociétés anonymes, il est important – pour bien en comprendre la portée – de relever que l’article L.225-102-4 a été placé à la suite des articles suivants :
Article L.225-100 : obligation pour le conseil d’administration ou le directoire de présenter à l’assemblée des actionnaires : les comptes annuels et le cas échéant les comptes consolidés, accompagnés du rapport de gestion. Présentation du rapport des commissaires aux comptes.
Article L.225-100-1 : contenu du rapport de gestion.
Article L.225-102-2 : informations spécifiques devant figurer dans le rapport de gestion des sociétés exploitant une installation présentant des dangers particulièrement importants pour l’environnement.
Les sociétés concernées. L’établissement et la publication d’un plan de vigilance s’imposent aux entreprises françaises et ses filiales qui emploient au moins cinq mille salariés pour celles qui ont leur siège social en France ; et dix mille pour celles qui possèdent leur siège social en France ou à l’étranger :
« Art. L. 225-102-4.-I.-Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.
Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l’article L. 233-3, établit et met en œuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elle contrôle. »
Le contenu du plan de vigilance. Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement qui résultent directement ou indirectement des activités de la société mère, mais aussi des sociétés qu’elle contrôle et des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale.
Le plan de vigilance a donc pour objectif d’encourager certaines grandes sociétés à veiller au respect des droits humains parmi lesquels le droit à la santé et au respect de la protection de l’environnement.
Par ailleurs, inclus dans le rapport de gestion, le plan de vigilance doit être rendu public. Il doit comporter, à minima, les mesures suivantes :
« 1° Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
2° Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;
3° Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
4° Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;
5° Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité. »
L’action en justice. Des mécanismes procéduraux sont prévus par les textes.
D’une part, l’article L.225-102-4 prévoit qu’une mise en demeure peut être adressée à la société qui n’établit pas de plan de vigilance ou qui établit un plan de vigilance incomplet.
Dans cette hypothèse, la société dispose d’un délai de trois mois à compter de la mise en demeure pour satisfaire à ses obligations. Le cas échéant, toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut saisir la juridiction compétente d’une demande d’injonction. Lorsque l’urgence le requiert, le juge des référés peut lui aussi être saisi.
D’autre part, l’article L.225-102-5 permet l’exercice d’une action en responsabilité contre la société dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil. La société responsable devra alors réparer le préjudice « que l’exécution de ses obligations aurait permis d’éviter. »
Le texte est néanmoins silencieux concernant le tribunal compétent pour prononcer l’injonction : à savoir, soit le tribunal de grande instance (désormais dénommé tribunal judiciaire) également compétent pour juger de l’action en responsabilité, soit le tribunal de commerce.
C’est précisément à cette question que le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre a dû répondre.
II. La décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017 du Conseil constitutionnel
Pour soutenir la compétence du tribunal judiciaire, les associations invoquent la nature des sanctions susceptibles d’être prononcées à l’encontre d’une société en cas de manquement à ses obligations. Elles font références aux amendes civiles et à la réparation du préjudice corporel initialement prévues par la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
Or, dans une décision du 23 mars 2017, rappelée par la décision du 30 janvier 2020, le Conseil Constitutionnel a jugé non conforme à la constitution la disposition prévoyant le paiement d’une amende civile par la société responsable, initialement définit à l’article L.225-102-4 :
« Le juge peut condamner la société au paiement d’une amende civile d’un montant qui ne peut être supérieur à 10 millions d’euros. Le juge fixe le montant de cette amende en proportion de la gravité du manquement et en considération des circonstances de celui-ci et de la personnalité de son auteur. L’amende ne constitue pas une charge déductible du résultat fiscal. »
Le Conseil Constitutionnel a jugé cette disposition non conforme au principe de légalité des délits et des peines notamment consacré par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
– D’une part, le Conseil Constitutionnel a indiqué que les termes « droits humains » et « libertés fondamentales » sont trop larges et indéterminés pour apprécier les risques et les atteintes graves à prévenir.
– D’autre part, il a également estimé que les termes « mesures de vigilance raisonnable » et « actions adaptées d’atténuation des risques » sont insuffisamment clairs et précis pour caractériser les éléments constitutifs du manquement.
Ainsi, à la suite de la décision du Conseil Constitutionnel, la disposition prévoyant une amende civile a été retranchée de la loi du 23 mars 2017.
III. La décision du 30 janvier 2020 du tribunal judiciaire de Nanterre : informer les actionnaires ou informer les citoyens ?
Cette décision, très motivée, est importante à plusieurs titres. Elle ne doit surtout pas être réduite à une simple question procédurale de choix du juge compétent pour statuer sur la demande des associations requérantes.
En effet, à travers le choix du juge c’est l’objet exact du plan de vigilance qui est jeu.
Dans un premier temps, le tribunal judiciaire de Nantere a jugé que « Le plan de vigilance et son compte rendu de mise en œuvre font ainsi partie intégrante de la gestion de la société ».
D’une part, il accueille les arguments défendus par la société Total, à savoir :
– les dispositions de l’article L 225-102-4 sont inscrites dans une section du code de commerce relative à la gestion des sociétés commerciale ; et
– le plan de vigilance est inclus dans le rapport de gestion prévu par l’article L.225-100 du code de commerce.
D’autre part, il retient que le rattachement du plan de vigilance à la gestion de la société ne peut être remis en cause ni par son caractère public ni par la possibilité pour toute personne intéressée de saisir le juge :
« Le fait que le plan de vigilance ait vocation à être élaboré avec les parties prenantes de la société civile, que les informations soient rendues publiques ou que toute personne disposant d’un intérêt à agir puisse introduire une instance ne remettent pas en cause le domaine dans lequel s’inscrivent ces obligations qui relèvent de la gestion d’une société commerciale. »
Dans un second temps, le juge des référés rejette l’argument des associations relatif à la nature des sanctions applicables aux sociétés en cas de manquement à ses obligations. Pour se faire, il rappelle la décision du Conseil Constitutionnel du 23 mars 2017 :
« Cependant, les dispositions légales assortissant la mise en œuvre du plan de vigilance d’une telle amende civile ont fait l’objet d’une censure du Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 mai 2017, si bien que cet argument ne peut plus être invoqué en faveur d’une compétence du tribunal de grande instance. »
Enfin, le juge distingue l’action fondée sur l’article L.225-102-4 du code de commerce de l’action en responsabilité :
« la présente action fondée sur les dispositions de l’article L 225-102-4 I et II du code de commerce tend à enjoindre à la société TOTAL SA de respecter les obligations relatives à l’établissement, la publication et la mise en œuvre effective des mesures de vigilance. Elle est distincte de l’action en responsabilité laquelle est prévue par des dispositions distinctes à l’article L 225-102-5 du même code. »
En conclusion, le juge renvoie les parties devant le tribunal de commerce. Le Tribunal judiciaire de Nanterre a procédé à une interprétation stricto sensu de la loi qui s’inscrit dans la logique du choix du législateur d’introduire le plan de vigilance dans le code de commerce et non pas dans le code de l’environnement.
Il appartiendra au législateur de faire, éventuellement, évoluer la rédaction des dispositions relatives au plan de vigilance.
Arnaud Gossement
Associé-Cabinet Gossement Avocats
Lara Wissaad
Juriste-Cabinet Gossement Avocats
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